LE VIEUX PAYSAN.
LE VIEUX PAYSAN.

Par M. l'Abbé J. FERRACCI.

Récit paru en 1925 dans La Corse Touristique

www.la-corse-touristique.corsica


Dès l'âge de douze ans, il avait commencé à guider la lourde charrue en bois de chêne durci, avait versé, abondantes, ses sueurs dans les champs du patrimoine ancestral, s'était pour ainsi dire, marié à la terre nourricière, qui malgré quelques infidélités passagères, l'avait amplement dédommagé de ses fatigues..

Maintenant il est presque octogénaire.

Le soc du temps a sillonné profondément son large front encadré de cheveux blancs.

La peau du visage hâlée par la chaleur estivale, est devenue rugueuse comme l'écorce du chêne-vert qui ombrage sa petite maison, vieille et vénérable comme lui.

Mais dans ce visage carré, au menton volontaire, au nez droit et proéminent, brillent deux yeux qui vous regardent bien en face et respirent l'intelligence et la résolution.

On sent l'homme qui a affronté la terre sans crainte, qui a su la dominer, la faire obéir...

Ses doigts noueux et velus, prolongeant une main trapue qu'agite un tremblement convulsif, sont à demi fermés dans une attitude d'étreinte....

Et lui, le laboureur infatigable, qui a osé s'attaquer aux fourrés inextricables des terres vierges, qui les a défrichés et changés en forêts de blé ou de maïs ; lui, le faucheur réputé, qui de l'aube au crépuscule se débattait comme un naufragé dans la mer d'or des moissons et sortait triomphant de la lutte; lui, qui tournait en rond derrière son couple de bœufs aux naseaux fumants, dans le fouillis des gerbes entassées sur l'aire brûlante; lui, dont le cœur rempli d'une légitime fierté s'épanouissait d'aise, en contemplant la rouge pyramide de blé qu'il, avait édifiée après un travail éreintant, il se voyait à cette heure, réduit à l'impuissance, par les ans, qui eux, ne vieillissent jamais...

Pendant quelque temps il a voulu réagir.

Pour soutenir son corps voûté qui se penche de plus en plus vers la terre, il s'est muni d'un bâton et pas à pas, il a fait chaque jour le tour de son bien...

Il a visité ses haies, a émondé ses plants d'oliviers et les arbres fruitiers de son verger, a biné les légumes de son potager...

Ces occupations lui donnaient du moins l'illusion des grands travaux d'autan, le consolaient... Il ne se considérait pas comme un être tout à fait inutile et puis il avait barre sur le temps ; l'inaction plus meurtrière que la fatigue ne le minait pas...

Maintenant tout est fini !...

Ses jambes ne le soutiennent plus ; il est condamné à l'immobilité... Il reste assis tout le jour devant une fenêtre et de là, regarde fixement la campagne vivifiante...

Lorsqu'il fait beau, il demande comme une faveur insigne, d'être porté au sommet du coteau qui domine le village.

De ce point élevé, il peut voir quelques-uns de ses enclos, il devine les autres, derrière le rideau des chênes lièges de la plaine...

Comme en extase, il les caresse des yeux et un éclair de joie s'allume au fond de ses prunelles glauques...

Mais si vous l'interrogez, vous ne tardez pas à découvrir l'irrésistible vague de mélancolie qui submerge son âme.

De regarder la terre sans pouvoir comme autrefois la pétrir de ses mains robustes et lui faire produire, de l'or, l'attriste davantage...

Il l'aime trop « sa terre » il ne peut se consoler d'en être séparé ; il préfère mourir et s'unir à elle, dans le long baiser de la fosse... 


Abbé J. FERRACCI.

Merci à : Jean-luc Pietri.

Source photo : Monique Bellini.

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