L'ARCA. La maison des morts.
Augustin Chiodetti 27 Juin 2018 …
L'ARCA.
Il était seul sur la place vide, seul à se parler à lui-même.
Pendant quelques instants, il pleura amèrement.
Il se redressa ensuite lentement pour se diriger vers l'"arca".
L'"arca", le lieu où l'on jetait les morts.
Aujourd'hui, un maire soucieux de modernisme avait bétonné l'endroit, comme on avait fait pour les escaliers de la maison de Sanvitus.
Mais Sanvitus voyait encore très bien l'ancienne maison des morts qui à, distance, ne se distinguait en rien des autres maisons.
Elle était faite en pierre d'un seul étage, son granite jaune lui donnait une allure chaude, son toit partiellement effondré évoquait la nostalgie de l'abandon d'une famille qui avait dû partir pour d'autres "cieux".[…]
Il était inutile de frapper pour entrer.
Il n'y avait pas de serrure à la porte en bois de la maison des morts.
Et bien que parmi ces milliers de gisants il y en ait eu certainement au caractère difficile, mauvais coucheurs, soucieux de ne pas être dérangés dans leur propriété, veillant à ce que personne ne vînt les importuner à des heures inconvenantes, ici on pouvait à toute heure venir les visiter sans se heurter à leurs reproches, comme si la mort avait bonifié leur caractère et que tous, même les plus farouches, se fussent rangés au devoir d'une hospitalité bienveillante.
Parce que la contemplation et le silence de leur nouvel état impliquaient le dépassement immédiat de leur petit caractère pour atteindre une sagesse différente et une autre grandeur.
Il était remarquable de constater qu'il y avait bien plus d'enseignement à propos de l'au-delà lors d'une simple visite en cet endroit plutôt que par la longue assiduité stérile de l'édifice d'à côté qui pourtant sonnait des cloches pour qu'on vînt s'asseoir sur ses bancs […]
On avait, dès l'entrée, la vision de l'ensemble de la grande pièce qui ne comportait ni table, ni chaise, ni cheminée.
Sans doute, les locataires de ce lieu avaient-ils en leur possession des nourritures et des moyens de se réchauffer l'âme qui n'avaient pas besoin de tels ustensiles.
Au sol, une trappe à demi ouverte au milieu d'un grand plancher en bois laissait voir trois ou quatre siècles de générations de Suarellais étendus là, tous rassemblés à l'unisson, sans distinction d'âge, de sexe, d'intelligence ou de bravoure, tous consentants à ces ultimes retrouvailles d'une même souche et qui acceptaient de retrouver les leurs en cette terre qui les avait vu naître.
La qualité du silence alentour, seulement agrémenté par le souffle d'un vent qui voulait entrer dans la pièce et faisait ainsi grincer les gonds de la porte en bois, la vision de tant de vies qui étaient venues se réunir ici pour mettre un terme apparent à leurs plaisirs ou leurs vicissitudes, faisait naître des pensées sur la nature de l'existence, bien au-delà des écoles ou de toute autre lieu de culte.
C'est ainsi que Sanvitus comprenait que le culte des morts à travers Suarella se jouait en cet endroit, sans professeur et sans clergé assermenté, de manière libre, par cet édifice ô combien naturellement sacré puisqu'il recelait, parmi ces hommes et ces femmes étendus, l'entière histoire biologique, charnelle et spirituelle du village.
Aussi, le recueillement de Sanvitus était grand devant cette bibliothèque faite de tant de vies passées qui avaient contribué à sa présence, même s'il savait que l'illimité des possibilités créatives confère à chacun son infinité personnelle.
Si la terminologie populaire, à propos d'un tel endroit dont elle mesurait parfaitement qu'il s'agissait d'un lieu de culte, se permettait néanmoins de dire qu'on y "jetait" les morts, c'est que la vie en cette communauté était si puissante qu'elle ne se sentait nullement entamée par une telle approche verbale, d'autant que son souci de vérité faisait le reste puisqu'effectivement la trappe dominait d'une dizaine de mètres la partie la plus basse de la fosse, creusée et aménagée comme un simple sous-sol où par ailleurs on aurait préservé les vins les plus précieux, et qu'il était parfaitement exact que les morts étaient lancés à partir de cette hauteur conséquente pour aller rejoindre, en un dernier saut provoqué ponctué d'un bruit un peu sourd, beaucoup de ceux avec qui ils avaient partagé des discussions, à mezza voce ou animées, et avec qui maintenant ils partageraient le silence.
Car ce lieu de culte, à l'inverse du culte tendancieux qui se donnait à côté sous les lambris de l'église, n'était que réalité.
Il ne lui était pas utile de surveiller son verbe avec prudence, de crainte d'être découvert en tant que supercherie, comme les textes du culte contigu s'évertuaient à le faire.
Au contraire de l'oratoire étranger qui distillait un verbe faux et sans racines, il puisait sa profonde véracité au cœur même de cette terre dont il était le témoin ainsi que le dépositaire de la véritable vie éternelle, c'est à dire celle des générations qui, depuis le commencement du monde, n'avaient pas rompu la chaîne et dont une partie des maillons étaient réunis ici sous cette trappe, alors que les maillons suivants, leurs descendants directs, leurs enfants, marchaient ou gambadaient parmi les sentiers proches.
Du temps de la jeunesse de Sanvitus, cela faisait déjà un bon nombre de décennies que l'arca ne recevait plus personne, suite à la construction, de l'autre côté de la route, d'un cimetière moderne où cette fois on mourrait seul, isolé à jamais dans une boîte, parce que les temps modernes avaient lentement imposé aux hommes de devoir vivre seul.
Cela faisait déjà bien longtemps que toute odeur de trépas s'était évanouie de l'arca, laissant seulement le parfum abstrait mais réel de la disparition de ce rituel.
On y voyait très distinctement des ossements en grand nombre, des crânes, des effets rongés par le temps.
Minana avait assisté à quelques enterrements dans l'arca.
Elle se souvenait que le prêtre du village y avait rejoint ses paroissiens, en soutane, descendu dans un fauteuil.
Sans doute, aurait-on pu encore l'identifier sur la foi authentique de ce témoignage, comme on avait reconnu le capitaine Jugan, en habit, parmi tant de gens devenus méconnaissables après le naufrage de La Sémillante.
Mais la construction du nouveau cimetière et le potentat progressif de l'individu sur la communauté, même si bien souvent le mental de cet individu nouveau en était ressorti plus chétif, faisait que le désintérêt de l'arca gagnait en ampleur.
Bien que tout le village fût parent, les familles maintenant allaient visiter les très proches.
Ils déposaient à la Toussaint de sordides chrysanthèmes qui prétendaient que les morts n'avaient pas droit à d'autres fleurs.
Sur une plaque en marbre figuraient les dates d'un calendrier, l'énoncé succinct d'un état civil, celui des mérites s'il y en avait eus, une photo parfois, quelques colifichets achetés dans un magasin de pompes funèbres pour signifier une nouvelle fois que le mort n'était plus.
L'arca, ventre de la terre protégé d'un toit qui accueillait les morts en son sein comme le vivant témoignage d'une communauté dont la force du groupe chassait la mort, fut bétonnée un jour par des pelles et des ustensiles qui ne se rendirent pas compte qu'il s'agissait, cette fois seulement, d'un véritable ensevelissement.
Extrait du livre: "La Liberté Corse"
Éditions L'Harmattan
Les quatre F au sommet du clocher signifient: Fami Fa Felice Fine; fais-moi faire une fin heureuse.
Charles Versini.
Source photo : Zevacu.net