COTI CHIAVARI, LE VILLAGE DE MA MÈRE.

COTI CHIAVARI, LE VILLAGE DE MA MÈRE.

Promené par ses rêves éveillés, Sanvitus n'avait pas dû dormir bien longtemps, mais le bateau n'en fit pas cas et lorsqu'enfin il arriva au port, les marins lancèrent une grande corde pour attacher le bâtiment qui dansait depuis des heures.


Sanvitus n'avait pas envie de stationner dans la ville.

C'est pourquoi il prit aussitôt la direction du village.

Il longea ainsi un certain temps le Ricanto où il avait passé tant d'heures, étant adolescent, à draguer les filles sur une plage de plusieurs kilomètres de long qui finit là où le Prunelli se jette dans la mer; là aussi, à la tour de Capitello toute proche, où Napoléon partit pour Toulon, fuyant les Paolistes.

Après Pisciatello il traversa Porticcio, un lieu que la laideur du tourisme a monstrueusement défiguré, pour parvenir ensuite à Verghia et entamé la montée vers Coti-Chiavari où tant des siens, à mulet ou à cheval, avaient peiné par ces sentiers.

Les tournants de Coti-Chiavari semblent ne jamais finir, c'est l'une des raisons pour laquelle Agatha Christie, y racontant son périple dans une de ses nouvelles, qualifie cet endroit de "Village du bout du monde".

Mais qui dit bout du monde dit aussi commencement d'un autre monde et Sanvitus eût tout de suite ajouté "du vrai monde", car là se situe un ailleurs si merveilleux par rapport à tant d'aspects de la dégénérescence moderne que cet "ailleurs", pour celui qui sait voir, constitue enfin et pour toujours l'ICI éternel.

Il arriva au dernier tournant de la montée, passa tout près de l'ancien lavoir où toujours sa mère se signait car le lavoir indiquait que la traversée routière prenait pratiquement fin et s'était bien passée.

Sanvitus se souvint alors de cet après-midi déjà si lointain où lui et sa mère avaient pris le car du village, roulant sur une route en terre; et cet après-midi était alors si enchanté, tellement nourri par la plénitude de la présence de sa mère, qu'il avait toujours eu la forte impression que ces quelques heures avec elle, si intenses, avaient duré une vie entière et que même si le soir avait effacé ce jour et cette vie, il aurait répondu à un donneur de temps soudain apparu qu'il ne voulait que la répétition de cette vie-là et non point une autre, si la possibilité de recommencer lui était effectivement offerte.


Certainement, il avait par la suite connu des joies et des plaisirs, mais ces satisfactions étaient toujours demeurées passagères, morcelées, fragiles, elles n'avaient jamais su atteindre l'ampleur vitale de l'osmose maternelle qui s'était naturellement épanouie en lui-même dans ce petit car des années cinquante qui reprenait, à chaque tournant difficile, une sorte de souffle humain qui faisait oublier qu'un banal moteur le faisait avancer.

Parce qu'en ces instants d'absolu où Sanvitus rejoignait le village de sa mère, en ces moments où les sentiments les plus délicats et les plus spirituels étendaient leurs branches et leurs feuillages, tout, y compris les constructions métalliques d'un car et d'un moteur, devait se soumettre à l'empire des impressions humaines en leur ressemblant.


Oui, il y avait des matins, des soirs rougis par le feu des soleils couchants, des sources fraîches toute de bruissement parmi les soirs d'été, des jardins réels et enchantés; mais davantage.

Il y avait un temps serein et complice qui donnait sans rien prendre ni rien entamer, extensible, infini, car toutes les merveilles du monde étaient réunis, attentives et soumises à ce bien-être supérieur d'un enfant accompagné par sa mère.


Pourtant, un peu plus bas, sur la route bordée en cet endroit d'eucalyptus dont les vertus tentaient jadis de faire face aux anciennes malaria, le car avait croisé un pénitencier désaffecté où l'on voyait encore les cellules de pierre, l'entrée où trônait une cloche sans plus de cordelette, des écuries, une petite chapelle, et surtout l'imprégnation de tant de vaines souffrances que le vent désormais assainissait par son mouvement tandis que, dans le car, le monde suspendu où vivait en cet instant Sanvitus racontait un retour vers la terre première où, comme autrefois avant la chute, il n'y aurait plus besoin d'emprisonnement organisé.


Après avoir franchi le lavoir, le moteur du car avait indiqué aux quelques rares passagers endormis, par une expiration particulière et la reprise d'un souffle qui ne devait plus affronter ni montée ni tournants, qu'un plateau avait remplacé l'ascension et que le village était proche.

Aujourd'hui encore, peu après le lavoir, Sanvitus reconnaissait le son nouveau, devenu caractéristique, du moteur de sa voiture, par le changement subit du tracé de la route.

La pancarte "Coti-Chiavari", décorée de quelques orifices dus à des tirs de pistolet, disait l'arrivée au village.

Extrait du livre: "La Liberté Corse"
Editions L'Harmattan

Charles Versini.

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