Photo : france3-regions.francetvinfo.fr

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La Corse dans le Monde.

À partir du XVIe siècle, les Corses sont omniprésents en Europe.

Fernand Braudel l'a souligné: dès cette époque, il n'est pas un événement majeur auquel l'un d'eux ne soit mêlé.

Ils sont à Venise comme à Madrid, et 800 gardes corses servent au Saint-Siège.

Au XVIIe, on dénombre à Rome plusieurs centaines de prêtres venus de l'île.

D'autres insulaires, moins pieux, se mettent au service de la France ou de Gênes, jouent les ambassadeurs et fraternisent avec les Turcs.

C'est à Sampiero Corso, officier dévoué aux Valois, que Soliman le Magnifique accorde, en 1564, sa dernière entrevue.

Quant au village de Zicavo, il donnera plus de 80 officiers et généraux à la Venise du XVIIIe siècle.

Deux siècles durant, la plupart des échevins de Marseille viendront du même village du cap Corse, Centuri.

Les Corses tiennent pour le compte des rois de France la cité phocéenne, assiégée par la flotte espagnole.

Autant dire que la Corse n'a rien d'une entité fermée sur elle-même.

Elle envoie ses fils partout et reçoit des peintres génois, des sculpteurs vénitiens ou des commerçants milanais.

De même, l'idée d'une île xénophobe et raciste ne tient pas.

S'il entretenait des rapports cordiaux avec les pirates barbaresques, le légendaire pionnier nationaliste Pascal Paoli a fondé à l'Ile-Rousse une colonie juive, histoire de damer le pion à la voisine Calvi, loyale à Gênes.

Quant à Corso, allié aux Turcs, il noue des contacts avec les banquiers juifs de Livourne.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, les deux départements corses seront les seuls de France à n'avoir orchestré aucun départ de juifs vers les camps nazis. 

Au XVIe siècle, on vit bien mieux en Corse qu'en France.

«C'est la famine, lit-on dans la chronique d'un évêque ajaccien. On ne mange que de la viande.»

Manière de signifier que le pain manque; pénurie au demeurant rarissime sur une île où abonde la farine de châtaigne, cette «manne du peuple».

En 1770, les soldats français fraîchement débarqués s'étonnent de n'apercevoir aucun mendiant.

D'ailleurs, le phénomène des grandes jacqueries antiseigneuriales, si répandu sur le continent, reste inconnu en Corse.

D'autant qu'on n'y trouve aucun seigneur, mais cinq familles dotées de fiefs locaux.

Les élites locales ont étudié dans la péninsule italienne, à Pise, Gênes, Bologne ou Padoue.

L'université de Corte ouvre ses portes dès janvier 1765.

Vous trouvez alors en guise de curés, dans des bleds perdus, des docteurs en droit canon ou en droit civil et des théologiens de haute volée.

Ne l'oublions pas: c'est en Corse que naît la première Constitution du monde, formalisée en 1755, soit deux décennies avant celle de l'Américain Thomas Jefferson; elle instaure un régime parlementaire, soucieux de l'équilibre des pouvoirs. 

La femme corse.

En l'absence du chef de famille, parti guerroyer, elle joue un rôle crucial.

Dès le XVIe, veuves et héritières votent lorsqu'il s'agit de désigner les conseils locaux.

La figure matriarcale domine la famille.

En ce sens, Letizia, la mère de Bonaparte, passée à la postérité pour son fameux «Pourvu que ça dure», incarne la femme corse.

Tout comme Colomba, au-delà du cliché : c'est bien elle qui transmet la «corsitude» et la mémoire du clan, y compris l'impératif de la vengeance.

Pour autant, cette femme ne voyage pas.

Elle naît, vit et meurt au village.

Il faudra attendre 1890 pour s'aventurer à Lourdes, ou dans une station thermale voisine de Florence. 

Ponte-Novo.

La blessure de la bataille de Ponte-Novo, en mai 1769, qui permet aux troupes de Louis XV de s'emparer de la Corse, demeure vivace.

Autant que le souvenir, chez les Québécois, de l' «abandon» par le même Louis XV.

Après plus de deux siècles, cet épisode demeure perçu à tort comme une défaite de la Corse face à la France, et non face à l'armée très chrétienne de l'arrière-petit-fils du Roi-Soleil.

C'est bien contre la monarchie absolue que lutte Pascal Paoli, rallié vingt ans plus tard aux idéaux de la Révolution.

Adepte de la philosophie des Lumières, Paoli est aussi le chef de file des francs-maçons corses.

Là est la faiblesse du discours des nationalistes d'aujourd'hui : percevant l'Hexagone comme un bloc homogène, ils confondent indépendance et liberté. 

La liberté, dans l'esprit de Paoli, c'est l'égalité entre les citoyens.

Le droit pour tous, par exemple, d'accéder aux écoles françaises, sans avoir à prouver son appartenance à la noblesse. 

 

«Ni maître ni esclave», «Toujours conquise, jamais soumise».

Ces Slogans reflètent une indéniable réalité historique, tant il est malaisé de soumettre une montagne dans la mer, citadelle propice à la persistance de pôles de résistance.

Tel fut toujours le cas, des Carthaginois à Mussolini.

De même, la formule selon laquelle «La reine Liberté vaut mieux que le roi de France» a traversé les siècles. 

L'île pactisera pourtant avec de puissants tuteurs, enclins à naviguer entre séduction et coercition.

Là est la grandeur de la Corse, qui a toujours eu une haute idée d'elle-même : forte de son atout géostratégique en Méditerranée, elle cherche à nouer des alliances avec la puissance dominante du moment, sur le mode du partenariat, et certes pas de la vassalité.

Ce sera en effet la République de Gênes, en 1388, puis la France, quatre siècles plus tard, du moins jusqu'à la Terreur.

Suit alors la brève aventure du royaume anglo-corse, qui durera deux ans.

En 1805, quand il affirme sa volonté de lier la Corse à la France «une bonne fois pour toutes», Napoléon tente de mettre fin à quarante années de flou artistique pour une île déjà française, mais encore génoise.

Voilà pourquoi les nationalistes le détestent : il est celui qui arrime l'île au continent de façon définitive. 

Alors qu'il lui doit tout, à commencer par sa carrière, le même Napoléon n'avait «que mépris» pour son père, Carlo (Charles), relégué au rang de «collabo» du royaume. 

Le Petit Caporal avec la France.

Il est le rejeton d'une famille qui a fait le choix de la soumission.

L'une des 86 qui fourniront les documents requis pour préserver leur rang aristocratique.

Plusieurs centaines d'autres clans auraient pu agir de même, mais s'en abstiennent; leur refus est un acte politique.

Charles, lui, fait tout pour placer ses fils et ses filles dans les institutions scolaires de l'Hexagone.

C'est ainsi que le futur Empereur étudie au collège d'Autun, puis à l'école militaire de Brienne. 

 

L'arrimage à la France est-il voulu ou subi ?

C'est toute la question.

Pour les paolistes, dont le chef de file choisira l'exil, il est imposé.

Pour les autres, tels Charles Bonaparte ou la dynastie Abbatucci, il est délibéré.

En 1769, deux grandes mouvances s'opposent sur l'île : les partisans de l'État corse; et les élites, favorables au ralliement, censé procurer plus d'avantages que l'indépendance paoliste.

Au fond, cette césure n'a jamais cessé d'exister.

La même dualité flotte sur la figure mythique de Sampiero Corso.

Le pro-Français retient de lui l'épopée du colonel des rois de France, de François Ier à Charles IX.

Mais l'irrédentiste italien insiste sur le loyal serviteur de Catherine de Médicis.

Paoli lui-même a voulu être capitaine de l'armée française avant de fuir en exil vers l'Angleterre.

Lui finira avec son buste dans l'abbaye de Westminster.

Il n'empêche que son prestige défiera le temps. 

La Corse devient française au mauvais moment.

De fait, elle le devient trop tard, et contre son gré.

Si la Corse était devenue française au temps d'Henri II, et non sous Louis XV, le nationalisme n'existerait pas.

Autre moment plus propice : le règne de Louis XIV, souverain respecté d'un royaume puissant; d'autant que Versailles connaît à son époque une vraie vogue corse.

Henri II libère donc l'île du joug génois avec le concours de son allié Sampiero Corso.

A l'inverse, deux siècles plus tard, Paoli sera le vaincu d'un roi de France peu aimé, et au prix d'une conquête militaire.

La Couronne a alors le mauvais rôle.

Elle vient, en 1763, de perdre Minorque, base navale essentielle.

Et a aussi dû lâcher le Canada.

Il lui faut redorer son blason à tout prix, démontrer la capacité de son armée à soumettre un petit pays de 200 000 âmes.

Voilà le paradoxe : la victoire revient à une France bloquée, crispée, qui réserve encore la dignité d'évêque ou d'officier aux seuls membres de l'aristocratie.

Quel contraste avec les idées novatrices et audacieuses de Paoli, tel le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes...

Le royaume, au fond, commet deux erreurs : il néglige la valeur stratégique de la Corse, vue avant tout comme une réserve de bois; et n'envoie sur l'île, pour l'essentiel, que des cadres militaires.

Bien sûr, seuls quelques officiers sadiques useront de la violence gratuite, mais le souvenir de leurs exactions, entretenu par la tradition orale, demeure vif.

L'indépendance pleine et entière de la Corse ?

Au XVIIIe siècle, l'hypothèse de l'émergence d'un nouvel État en Méditerranée n'est ni stupide ni chimérique.

L'Italie n'est pas encore unifiée; l'Allemagne ne le sera pas avant 1870; Gênes n'est qu'une cité-État, plus petite que la Corse.

Il y aura donc deux tentatives: l'une en 1735, sous Théodore de Neuhoff; l'autre, vingt ans plus tard, avec Pascal Paoli, dont le «gouvernement de la Nation corse» bat sa propre monnaie, mais qui ne sera jamais reconnu par qui que ce soit.

Si le projet échoue, c'est que personne en Europe n'en veut.

Ainsi, il est erroné de prétendre, comme le font les nationalistes, que la Corse a été un État indépendant. 

La France aurait acheté la Corse ?

Le traité document qui amorce le processus de cession de l'île est intitulé :

«Traité de conservation à la République de Gênes».

Celle-ci, ruinée, a perdu l'essentiel de sa splendeur.

Reste une petite ville-État, ébranlée en Corse par une révolte déclenchée dès 1729.

Gênes n'a même plus les moyens de payer la solde de ses troupes pour restaurer son ordre, et demande donc à la France d'envoyer ses hommes à Bastia et Ajaccio, en contrepartie d'un abandon, en théorie provisoire, de sa suzeraineté.

Louis XV y consent, tout en facturant cette «sous-traitance» très cher.

Marché de dupes: chacun sait, notamment à Versailles, que jamais Gênes ne sera en mesure de rembourser ses dettes.

En clair, la France a roulé les Génois et ravi la Corse «à la barbe de l'Angleterre», qui convoitait l'île elle aussi. 

L'influence des «curés patriotes». Le rôle du facteur religieux.

Un rôle essentiel.

Et la superstition pèse au moins autant que le catholicisme.

Ainsi, on occultera le fait que Pascal Paoli a vu le jour un vendredi, jour funeste de la Crucifixion, au point de falsifier sa date de naissance. 

L'engouement des Corses pour l'aventure coloniale.

Les Corses ont toujours pris le large.

C'est le propre de l'insulaire, comme du montagnard.

Les fils des Alpes, des Pyrénées ou du Massif central partent eux aussi vers un ailleurs.

Phénomène accentué au XIXe par le casse-tête du partage égalitaire entre héritiers.

Pour la Corse, ce sera le Maghreb, l'Afrique noire, l'Indochine, l'Amérique latine.

La famille Lusinchi a donné un président au Venezuela, et Bolivar eut pour compagnon un Cipriani.

Chaque année, des voyages organisés perpétuent le lien entre le cap Corse et Porto Rico. 

Première ressource de l'île : le tourisme.

Il est encore vécu çà et là comme une intrusion coloniale.

D'autant que le Corse n'aime pas servir.

Les Romains avaient le plus grand mal à se faire obéir de leurs esclaves insulaires.

Lesquels étaient d'ailleurs «bradés» sur les marchés, pour cause d'indocilité.

La France s'est bâtie à coups d'annexions et d'héritages.

Certaines régions, telles l'Alsace ou la Corse, ont été conquises par la force; d'autres, comme la Provence et la Bretagne, par le mariage.

La vivacité des résistances en Corse, ultime province annexée, tient aussi au caractère récent de ce rattachement: après la Lorraine, et trois siècles plus tard que la Bretagne. 

 

Source : L'Expres : Michel Vergé-Franceschi - "La Corse est devenue française trop tard, et contre son gré"

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