LE DESTIN DE TONTON JULES.
LE DESTIN DE TONTON JULES.

            LE DESTIN DE TONTON JULES.

 

Tonton Jules était le frère de ma grand-mère.

Je l’aimais beaucoup.

Comme la quasi-totalité des garçons de la Corse du Sud, tonton Jules allait avec ses frères au lycée d’Ajaccio, mais contrairement à ses frères, tonton Jules travaillait très mal, et s’il avait le sens inné des bonnes manières, il n’en demeurait pas moins complètement nul sur les bancs de l’école.

On le pria bien gentiment de quitter le lycée et sa maman désespérée dut tout de même se rendre à l’évidence.

Son fils aîné était un cancre.

Il était destiné à vivre médiocrement et, malgré son dépit, la douce maman le plaça comme apprenti, dans une boulangerie ajaccienne.

            La destinée de Jules semblait toute tracée, mais la vie est étrange, elle réserve parfois de très grandes surprises.

Bien qu’ayant quitté le lycée, son ami intime lui conserva toute son amitié et ses moments de loisir.

Cet ami, c’était le fils du Préfet.

 

 

            1914. La guerre est déclarée

            Mme Thibon, l’épouse du préfet d’Ajaccio, est en pleine déprime. Elle pleure, se lamente. Elle a prié et supplié son mari de préserver leur fils aîné. Malheureusement, le préfet est resté inflexible.

            — Un fils de préfet doit donner l’exemple. Il est de son devoir de rejoindre les rangs, défendre la France, comme les autres, et avec beaucoup plus d’héroïsme que les autres, puisqu’il est fils de préfet ! 

 

 

            Malgré quelques blessures, mes oncles retrouvèrent leur île. 

 

Le fils du préfet ne revint pas.

 

             À son retour au pays natal, tonton Jules se précipita chez la malheureuse maman. Celle-ci était désespérée.

Elle avait perdu son fils, mais il lui restait l’ami de ce fils tant aimé.

Grâce à sa présence, elle retrouvait un peu de son enfant.

Aussi demanda-t-elle à Jules de ne plus les quitter.

Malgré sa mauvaise orthographe, tonton Jules devint l’homme de confiance du préfet.

 

            Madame Thibon se mit à détester Ajaccio. 

Dans cette ville, le souvenir de ses malheurs se trouvait particulièrement intense.

De surcroît, le climat était la cause de ses douleurs rhumatismales.

Le préfet obtint sa mutation et c’est dans la bonne ville de Marseille que Tonton Jules allait s’octroyer une existence dorée, au sein du palais Napoléon III.

 

            Tonton Jules passa son temps à recevoir les compatriotes connus et même inconnus auxquels il offrait le gîte et le couvert, avant de leur dénicher un emploi.

 

 

            Gentil phénomène que ce cher tonton Jules.

 

            Durant la guerre de 14, alors qu’il se trouvait dans la région picarde, à Pierrefonds plus exactement, il avait été affecté au ravitaillement de sa compagnie.

Toujours précieux et distingué, il avait fait la connaissance de trois jeunes châtelaines, avec lesquelles il avait sympathisé.

Ne pouvant leur offrir des fleurs ni les petits gâteaux de la place Abattucci, tonton Jules faisait passer des vivres et tout le monde s’en trouvait ravi.

 

            Reçu dans la belle demeure à l’heure du thé, mon oncle évoluait avec aisance dans cet univers qui n’était pas le sien, mais qui faisait partie intégrante de sa personnalité.

Le papa des jouvencelles était déjà d’un âge fort avancé, tout au moins en avait-il l’apparence. 

C’était un Italien jovial et chaleureux. 

            Il était peintre et, afin de prouver sa reconnaissance et son amitié, il demanda à mon oncle de lui consacrer un peu de son temps, car il désirait lui offrir son portrait grandeur nature.

Tonton Jules refusa.

Il était impossible à un poilu de 14, de se promener dans les tranchées avec un aussi volumineux tableau.

Le peintre exécuta son buste.

 

 

            Lorsque ma mère rechigna sur l’important « pas de porte » pour le presque taudis, oncle Jules lui laissa le portrait en affirmant qu’il était de grande valeur.

 

            Durant la guerre de 40 et l’évacuation du quartier, tonton Jules revint à la maison et déclara qu’avec trois enfants, il était impensable que l’on s’incrustât chez lui, rue Paradis.

Et, avant son départ, il décrocha la toile en déclarant que, tout compte fait, si l’immeuble était bombardé, il n’était pas nécessaire que son portrait se retrouve sous les décombres. 

            Tonton Jules avait toujours eu un côté très amusant.

            Marie-Dominique également.

 

 

            J’avais dix-huit ans lorsque, au cours d’une visite chez mon oncle et ma tante, ils me demandèrent de récupérer le tableau. 

            Habituée à récolter d’infâmes objets dont tonton Jules ne savait que faire, je déclinais adroitement, prétextant que je ne voulais en aucun cas le dépouiller de ses biens et surtout d’un si précieux souvenir.

            Ma mère me gronda copieusement. Ce tableau lui appartenait, il lui avait d’ailleurs coûté très cher… Mère pensait encore à la prime de l’appartement. Ouf ! Quelle famille !

            Dans cette famille, nous avions pour habitude de fréquenter des peintres. Certes, tonton Jules nous avait battus quant à l’importante de l’artiste. Le peintre n’était autre que Carlo Bugatti, père du célèbre sculpteur Rembrandt Bugatti.

 

Monique Bellini.

 

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