MIGUEL MAÑARA VINCENTELLO DE LECA Y COLONA.
MIGUEL MAÑARA VINCENTELLO DE LECA Y COLONA.
Don Tomás Mañara, père de Don Miguel, il est né à Calvi, vers 1574.
Il est parti vers les Indes, tout comme l'avaient fait avant lui son père - qui se trouvait au Pérou depuis au moins 1586 - et son oncle, ainsi que ses trois frères, Domingo Tiberio, Juan Tiberio et Lucas Tiberio.
Fortune faite, il s'installe à Séville et épouse en 1612 une Corse de Séville, sa lointaine cousine Jerónima Anfriano Vicentelo, arrière-petite-nièce du grand Corço.
Dix enfants naissent de cette union, dont quatre mourront encore nourrissons, et trois autres en pleine jeunesse.
Le lourd tribut de la mortalité infantile était à l'époque le plus équitablement partagé parmi les différentes couches sociales, y compris la famille royale : entre 1527 et 1611 sur trente quatre princes ou princesses nés en Espagne, la moitié n'atteignirent pas l'âge de dix ans.
Des trois survivants de la famille Mañara, l'une des soeurs - Isabel - assurera la descendance, mais non le maintien du nom de Mañara, par son mariage dans la noble famille des Tello de Guzmán ; l'autre - Ana María - sera religieuse, le troisième enfant survivant, notre Don Miguel, né en 1627, héritera du nom et du majorat de la famille.
Don Tomás est un citadin depuis qu'il s'est fixé à Séville, dans la paroisse de saint Nicolas, d'abord, où sont baptisés les huit premiers nés.
Il achète, ensuite, fin 1623, de Diego de Almansa, un bâtiment qui deviendra par la suite le Palais Mañara, où naîtront les deux derniers enfants, Miguel en 1627 et José, qui vivra fort peu, en 1630.
Don Tomás avait acheté l'immeuble, bâti au XVIe siècle, à la famille Almanza en 1623, pour la somme considérable de 13.000 ducats, auxquels il avait ajouté encore 20.000 pour le restaurer à son goût.
C'est l'architecte milanais Antonio Maria Aprile de Corona qui avait été chargé des travaux.
L'une des richesses du palais, et non des moindres alors que la nappe phréatique de Séville était saumâtre et parfois polluée, c'étaient les deux "pajas de agua", qui amenaient de l'eau pure de la ville voisine, Carmona.
La longue et sombre façade en pierre du bâtiment à deux niveaux est percée par un portail en marbre encadré par deux colonnes et surmonté d'un long balcon en fer forgé.
C'est également une lourde porte en fer forgé qui permet l'accès à une cour, au centre de laquelle se trouve une fontaine en marbre blanc de forme octogonale.
L'escalier Renaissance permet d'accéder au premier étage, où se situent les salles d'apparat, aux plafonds à caissons de style mudéjar.
La famille vivait au premier étage en hiver, l'été au rez-de-chaussée, qui communiquait d'un côté avec la maison contiguë où logeaient les serviteurs (seize hommes et dix-huit femmes à l'époque) et de l'autre avec les écuries qui abritaient deux voitures, les mulets et les chevaux.
Des tapisseries de Bruxelles, et pas moins de cinquante-quatre tableaux ornaient les murs.
Dans l'oratoire, sous le grand tableau représentant Saint Thomas et le Christ, des chandeliers et des calices en argent.
Et parmi ce que l'inventaire appelle des "choses extravagantes" (cossas extrauagantes), au milieu des céramiques des Indes, des lits de voyage, des chaises à porteurs et des braseros en cuivre, les esclaves : une mulâtresse, María Aldona, une autre, Isabel, une négresse, Margarita "qui s'occupe de la cuisine" et un petit mulâtre Mateo de douze ans.
Don Tomás est sur la fin de sa longue vie.
Elle a été fertile en succès commerciaux, en accumulation de richesses, l'une des plus importantes fortunes de Séville investie en juros, en charges honorifiques au Consulat des marchands et au Cabildo ou Mairie de Séville, achetées à prix d'or selon l'usage.
Pendant cette période, il avait marié une fille dans la noblesse, obtenu les habits de Saint-Jacques et de Calatrava pour deux de ses fils ; le troisième était promis à une brillante carrière ecclésiastique.
Mais il a vu aussi souvent la mort frapper et non seulement les enfants : il a vu disparaître Francisco, l'homme d'Eglise, à l'âge de dix-neuf ans et surtout Juan Antonio, l'aîné et le titulaire du majorat, âgé de vingt-sept ans, bien marié mais sans héritier.
Il ne lui reste donc que Miguel, treize ans, pour perpétuer la grandeur de son nom : il convient donc de le marier dès qu'il en aura l'âge.
Don Tomás trouve la perle en la personne de Doña Jerónima Carrillo de Mendoza y Castrillo Fajardo, fille de Don Diego Carrillo, de la famille des Comtes de Priego, Chevalier de l'ordre de Saint-Jacques et de Doña Ana, héritière des seigneuries de las Cuevas del Becerro, Benaoján et Montejaque.
Les longues négociations terminées, tout est prêt en 1648 pour le mariage de Miguel, vingt et un ans et Jerónima, qui en a vingt.
Mais Don Tomás décède en avril à l'âge - très avancé pour l'époque - de soixante quatorze ans más o menos et même son fils, empêtré dans les complications administratives de la succession, ne peut que se faire représenter à son propre mariage, qui a lieu à Grenade en août de la même année.
Le jeune couple s'installe au palais des Mañara, inclus dans le majorat, où Doña Gerónima née Anfriano, qui en garde l'usufruit à vie, demeure encore quatre ans jusqu'à son décès en 1652, à l'âge de soixante-quatre ans environ.
L'existence du couple se partage entre vie publique et vie privée.
Dans la première sphère, les obligations protocolaires sont nombreuses, car Don Miguel est Alcalde Mayor et Provincial de la Santa Hermandad.
La transmission de cette dernière charge chez les Corses de Séville mérite d'être rappelée : elle était en effet depuis le début du siècle dans la famille du grand Vicentelo, étant la propriété du marquis de Villamizar, l'époux de Doña Bernardina, fille du Corço.
En 1603, et moyennant 23.000 ducats, la charge est transmise à Don Antonio Petruche, également d'origine calvaise.
Après la déchéance économique de celui-ci, Don Tomás l'acquiert aux enchères publiques au prix de 21.620 ducats pour son fils Juan Antonio mais celui-ci, peu avant son décès, la rétrocède à son père, lequel en fait bénéficier à son tour son gendre Don Juan Tello de Guzmán pendant une courte période.
Intégrée dans le majorat des Mañara, c'est ainsi qu'elle revient en fin de course à Don Miguel.
C'est dire comment les hautes fonctions - de même que les autres dignités - étaient bradées par la Couronne toujours à court d'argent malgré celui des Indes, à cause de l'interminable guerre des Flandres, et comment elles devenaient héréditaires à moins d'une faillite familiale.
Don Miguel était un mari attentionné, qui accompagne son épouse pour de longues vacances estivales à Montejaque.
Fut-il d'une moralité sans faille pendant ces treize années ?
Il est curieux de constater que les auteurs de la légende noire, toujours prêts à se saisir de n'importe quel argument, le laissent entendre par leur silence alors que dans son testament il confesse, parmi ses autres péchés, l'adultère.
L'un de ses biographes avance pourtant, pour mieux les combattre, certains faits qui pourraient intéresser un chercheur malveillant : un acte de décès de 1657 relatif a un enfant, prénommé Miguel, qui était élevé dans un quartier pauvre aux frais de Don Miguel Mañara.
Un autre document, de 1655, parlant d'un nourrisson déposé à la porte du palais Mañara.
Des legs pour une María Josepha, "que j'ai élevée" et pour deux religieuses, María de Santa Inés et María de San Vicente, des "orphelines que j'ai élevées".
Un témoin au Procès en Béatification déclare avoir connu Juan de Dios, un filleul de Don Miguel qui avait grandi au palais.
Tout cela n'est, selon Martín Hernande, qu'une preuve supplémentaire de générosité ; il est vrai qu'en cette Espagne les désargentés qui ne s'embarquaient pas pour les Indes ou les Flandres n'avaient d'autre recours que la fonction publique, l'Eglise ou la charité des riches.
Il n'en reste pas moins que ceux-ci pouvaient avoir eux aussi des faiblesses.
Don Tomás, par exemple, avait eu, avant son mariage il est vrai, une longue liaison et peut-être même une fille avec une esclave mulâtresse nommée Martina.
Coïncidence et protection peuvent expliquer ces faits tout comme celui d'avoir appelé Mateico un jeune mulâtre que nous avons déjà rencontré, né au palais que fréquentait assidûment Don Mateo Vázquez de Leca.
Le jeune couple, nous l'avons dit, fuyait la chaleur de l'été sévillan pour se réfugier pendant de longues périodes à Montejaque, l'une des trois seigneuries de la jeune Doña Jerónima.
L'existence du jeune couple devait être des plus paisibles.
Ils se rendaient assidûment à l'Eglise de Santiago dont le prêtre, Don Alonso García Garcés, natif de Benaoján, et de leur âge, devient un ami.
Don Miguel sacrifiait à sa passion pour la chasse : la sierra regorgeait de chevreuils, lapins et perdreaux.
Et c'est justement dans cette dernière ville, alors que le retour vers la grande métropole se préparait, après treize ans d'une vie tranquille, que l'épouse décède des suites d' une courte maladie dont nous ignorons la nature, le 17 septembre 1661.
Celle-ci est enterrée dans l'église paroissiale de Santiago el Mayor de Montejaque.
Don Miguel, peut être conseillé par Don Alonso, le curé de la paroisse, part reprendre ses esprits en faisant retraite au Desierto de las Nieves.
Ce n'est qu'en avril de l' année suivante de 1662 qu'il rentre à Séville.
La "conversion" n'est donc pas un éclair divin, comme celui qui jeta le futur saint Paul à terre, mais l'aboutissement d'une longue période de réflexion qui se prolonge encore à Séville jusqu'au mois d'août, donc après une année de veuvage, date à laquelle il décide de demander son admission dans la Confrérie de la Sainte Charité.
On dit que c'est en découvrant un mendiant mort de faim et de froid dans la rue que Miguel décide de créer un lieu où les sans logis pourraient passer la nuit après avoir reçu un bol de soupe et un verre de vin.
Un local est loué, des lits sommaires sont dressés, le feu flambe, et le lieu d'accueil provisoire devient par la suite un hospice définitif, ouvert toute l'année.
Petit à petit, Miguel se détache des fonctions publiques pour se consacrer à cette oeuvre.
En 1664, il accomplit sa dernière mission officielle en se rendant à Madrid au sein d'une délégation chargée de négocier le règlement d'une affaire en suspens avec le gouvernement de la Couronne.
En décembre 1666 il démissionne de sa charge de Provincial de la Santa Hermandad et Alcalde Mayor, qu'il transfère à son neveu.
La Caridad l'occupe entièrement : il faut louer un autre magasin pour l'hospice et enfin en acquérir un local - peut- être à l'aide d'une donation de l'Hermano Mayor lui-même ? - susceptible de loger les cinq cents miséreux qui s'y réfugient chaque nuit.
Une nouvelle tâche se présente.
Les hôpitaux ne manquaient pas à Séville ; l'hôpital du Roi soignait les soldats, celui de San Bernardo accueillait les vieillards, les Cinco Llagas les femmes Mais ces établissements étaient toujours pleins et ils refusaient par principe les malades atteints d'une maladie mortelle, les incurables.
L'hospice avait bien, dès l'origine, une chambre chauffée où quatre lits étaient réservés à ceux qui ne pouvaient pas repartir le lendemain.
Mais, même après en avoir porté la capacité à douze lits cela était bien insuffisant.
Il faut donc trouver un terrain pour bâtir un hôpital, qui est terminé en 1674 avec vingt quatre lits d'abord, cinquante ensuite ; un nouveau local est édifié deux ans plus tard pour cinquante lits supplémentaires, plus neuf autres destinés aux tuberculeux que refoulaient tous les hôpitaux.
Les malades étaient soignés par les confrères à tour de rôle - Miguel donnant l'exemple - mais il fallait aussi des permanents : ce seront les Frères de la Charité, laïcs volontaires ne prononçant pas de voeux, mais demeurant à la Caridad.
Parallèlement à cette tâche hospitalière et charitable, le Frère Majeur s'attaque à la construction d'une église qui n'en était encore qu'au stade du gros oeuvre, pour en faire l'un des plus beaux exemples de l'art baroque à Séville.
Avant de l'inaugurer en 1674 , Mañara aura engagé les plus grands artistes de l'époque : Pedro Roldán et Bernardo Simón sont les auteurs du retable ; Murillo, l'ami de Miguel qui fut le parrain de deux de ses fils, et Valdés Leal, y laissent des tableaux remarquables. Lorsque tous les frais auront été payés, la Chapelle reviendra à quelque 80.000 ducats - à rapprocher des 33.000 qu'avait coûté, après restauration, le somptueux Palais des Mañara !
Mais ce qui fait l'originalité de Mañara, c'est que cette existence de bâtisseur et d'administrateur se double de celle d'un mystique et d'un ascète, à la manière de Sainte Thérèse d'Avila.
Ses écrits, en particulier le Discours de la Vérité, en font l'un des écrivains les plus remarquables du genre, indifférent aux charmes du monde, méditant sur la mort et la vanité des choses humaines dans un style comparé à celui de Bossuet par A. de Latour.
C'est ici que ses détracteurs trouvent l'aveu des crimes de sa prime jeunesse, lorsqu'il s'accuse d'avoir été pendant plus de trente ans au service de Babylone et de ses vices ou lorsque, dans son testament il s'accuse de "mille abominations, orgueils et adultères" ou encore lorsqu'il demande que sur sa dalle funéraire soit gravée la mention :
"Ci-gisent les os et les cendres du pire homme qui fut au monde",
autant d' "aveux" qui, dans le contexte, semblent plutôt relever de l'humilité d'un mystique formulée dans le langage baroque de son temps.
Car il faudrait ajouter à cela l'atmosphère, les miracles réels ou supposés, le mal voyant guéri, le paralysé redevenu ingambe, le grenier miraculeusement rempli du blé destiné aux pauvres.
Don Miguel lui-même qui, après avoir bâti une splendide église, demande - contrairement à ses parents qui avaient voulu être enterrés dans celle de Saint-Bonaventure, dont ils étaient les bienfaiteurs - que ses restes soient ensevelis à l'extérieur, devant la porte de la chapelle, de façon à ce qu'ils soient foulés au pied par les passants.
Le Procès en Béatification commence en 1680 (l'année qui suit la mort de Don Miguel ) pour se poursuivre jusqu'en 1682.
La procédure reprend, après un long silence, en 1749 pour se terminer en 1754, le Procès de Non Cultu est approuvé en 1776, de même que le Procès Apostolique en 1778 et Mañara est enfin déclaré Vénérable par le Pape Pie VI.
Malheureusement le dossier, ainsi que plusieurs autres, est paralysé du temps de Charles III pour des raisons non encore éclaircies à ce jour, et les affaires n'ont pas beaucoup avancé depuis.
Source : "La Corse et Don Juan: la légende noire de Miguel Mañara"
Alfredo ORTEGA
ADECEC 2001