"Nous autres déportés, nous sommes restés trop longtemps sans en parler. Ce que nous avions vécu n'était pas transmissible, dépassait l'entendement et le poids des mots nous semblait dérisoire", raconte-t-elle.
Noëlle Vincensini reçoit dans l'appartement au 14e étage d'un immeuble d'Ajaccio qu'elle occupe depuis 35 ans, dominant le golfe avec au loin les montagnes qui abritent le village de Pietroso où elle a grandi en Haute-Corse.
Quatrième d'une fratrie de neuf enfants, elle a vu le jour en 1927 au couvent de Piedicroce (Haute-Corse) où son père, gendarme, était stationné.
La lecture dans les journaux de la montée de l'idéologie nazie l'affecte. A 13 ans, elle "sanglote de rage" à l'annonce de la capitulation en 1940.
En 1941, elle quitte l'île pour aller étudier dans un lycée de Montpellier où vit une tante. Elle découvre le militantisme résistant au sein des Forces unies de la jeunesse patriotique (FUJOP), colle des tracts, prend la parole pendant l'étude et organise des "indocilités", dit-elle, à l'internat.
Puis l'adolescente rejoint le mouvement des Francs-tireurs et partisans (FTP), proche du parti communiste, pour qui elle transporte des valises contenant argent, armes, munitions ou tracts.
Arrêtée par la Gestapo sur dénonciation en avril 1944 avec trois autres lycéennes, elle sera "sévèrement malmenée" pendant les interrogatoires avant d'être envoyée à Romainville, près de Paris, puis déportée à Ravensbrück.
"J'ai découvert l'univers concentrationnaire avec ces gens aux yeux fous qui grattaient la terre pour la manger", raconte-t-elle.
Ses cheveux noirs parsemés de fils blancs recouvrent une partie de son visage quand elle relate cet "enfer (...) où tout était fait pour écraser l'humain". Malgré l'horreur, sa voix ne flanche pas, ses yeux clairs ne s'embuent pas.
Libérée fin avril 1945, la jeune femme réapprend à vivre à Paris mais abandonne ses études, en proie à des malaises à répétition.
Elle épouse en 1947 l'écrivain cévenol Jean-Pierre Chabrol avec qui elle aura quatre enfants, milite au Parti communiste français, divorce et revient en Corse en 1970.
Sa première action: créer un comité contre la fraude électorale dans son village.
Puis elle s'élève contre le monopole de l'État sur l'information en créant Radio Balbuzard, une station pirate qui lui vaudra d'être traduite en justice.
Noëlle Vincensini ne cache pas sa satisfaction d'avoir été récompensée pour chacun des trois films documentaires qu'elle a réalisés sur la Corse, mais ne s'attarde pas sur la Légion d'Honneur qu'elle a obtenue en 2008.
Elle avait tenu à recevoir cette décoration au local du collectif Ava Basta (Maintenant, ça suffit!). Depuis 1986, elle milite en effet au sein de ce collectif anti-raciste devenu une association de solidarité et d'accueil pour les étrangers.
"On assiste à une politique des chiffres déloyale, une délation grandissante et une chasse à l'homme dégoûtante", s'indigne-t-elle à propos des expulsions d'immigrés illégaux.
"La solidarité est une forme de résistance. J'ai retenu cette leçon essentielle des camps", conclut-elle.