DE ZONZA À ANTSIRABE : L'EXIL DE MOHAMMED V.
De Zonza à Antsirabe: Le départ d’un Sultan, le retour d’un Roi

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La famille royale à Madagascar. Elle s’est agrandie avec la princesse Lalla Amina née en exil

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rabat 1953.

Mohammed V et sa famille ne passeront pas l’Aid El Kebir, comme prévu, dans le Palais Royal de Rabat.

La veille, le 20 août, un avion DC3 s’embarque pour Ajaccio en Corse.

Il atterrit aux alentours de 22h à l’aérodrome de Campo del'Oro, à son bord le sultan Sidi  Mohammed Ben Youssef et le prince héritier Moulay El Hassan.

Le reste de la famille et une partie de la suite du sultan sont aussi du voyage.


Le déplacement n’a rien d’une promenade de santé.

L’avion  militaire accueille, en général, les parachutistes de l’armée française, le confort y est spartiate et la famille royale n’a à sa disposition que des banquettes en métal, un coussin d’aviateur et deux couvertures militaires.

Les voyageurs ne s’en formalisent pas. Ils sont rongés d’inquiètude sur le sort qui leur sera réservé.

Il faut dire que quelques heures plus tôt, dans la capitale du Royaume des engins blindés avaient encerclé le Palais.

Et c’est un général Guillaume, résident général de la France au Maroc, l’arme aux poings qui annonce au sultan sa destitution, faute d’avoir obtenu l’abdication du sultan.

Les relations, entre le sultan et les autorités du protectorat, s’étaient envenimées depuis plusieurs mois déjà.

Mohammed V, refusant de désavouer l’Istiqlal, mouvement fougueux, porteur de revendications nationalistes de plus en plus fortes, et ne désapprouvant pas officiellement les violences à l’encontre des colons et des intérêts français dans le pays. La décision a un effet immédiat, preuve, s’il en est, que les autorités françaises n’avaient aucune intention de négocier.

Le sultan est sommé de quitter le pays sur-le-champ, une limousine noire et une suite de cars de police attendent déjà la famille à l’extérieur du palais pour l’accompagner à l’aéroport militaire de Rabat. Sidi Mohammed Ben Youssef ne le sait pas encore, mais le périple durera 818 jours.

 

Une destination secrète

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C’est en Roi triomphant que Mohammed V fait son retour au pays le 16 novembre 1955

 

Durant le voyage, les autorités françaises maintiendront le secret jusqu’au bout, et le sultan craint pour sa sécurité et celle de sa famille.

«Où allons-nous? Nous n’en savons rien (…) Outre l’équipage et le colonel Carbonier de la résidence générale, nous étions environnés d’une douzaine de policiers armés jusqu’aux dents, qui saucissonnaient au vin rouge, fumaient et échangeaient des plaisanteries qui n’étaient pas des plus fines.

Plus tard, ils jouèrent à la belote. Je reconnus l’accent corse»,  racontera plus tard feu Hassan II dans «la Mémoire d’un Roi» paru chez Plon en 1993.

Preuve de l’appréhension qui régnait au sein de la famille, Sidi Mohammed ben Youssef refusera de débarquer à Ajaccio, où l’attendent  le préfet de la ville et un détachement de gendarmes mobile.

«Craignant qu’il s’agisse d’un peloton d’exécution, le sultan refusa de descendre de l’avion (…) Il n’aurait accepté de débarquer qu’après que toutes les garanties lui aient été données», écrira le haut fonctionnaire de l’Intérieur, Jean-Emile Vigié, chargé de coordonner l’arrivée du sultan en Corse, dans ses mémoires.

Le séjour à Ajaccio durera 17 jours.

La suite royale est logée  au palais Lantivy, qui abrite  également les locaux de la préfecture.

A peine arrivée à Ajaccio, le Sultan envoie une lettre de protestation au président français Vincent Auriol.

Sidi Mohammed Ben Youssef, se plaint de la manière cavalière dont lui et sa famille ont été traités. 

Le sultan y réclame également d’être installé dans une ville disposant de facultés afin que les princes et princesses, puissent poursuivre leurs études.

La missive restera lettre morte et les conditions de résidence ne tarderont pas à se détériorer.

 

 

En effet, la famille Royale est très vite sommée de faire ses bagages, direction l’arrière-pays.

C’est à Zonza, un petit village montagneux, au sud de la Corse que Sidi Mohammed ben Youssef, ses enfants et sa suite s’installent.

Le prince Moulay El Hassan enverra une carte postale à un ami, dont le texte, laconique, résume l’ambiance monotone et insipide, qu’aucun événement ne semble pouvoir venir troubler.

«Ici on passe le jour à attendre la nuit, et la nuit on dort en attendant le jour. Cycle parfait, régulier, animal.»


Les journées sont très longues à l’hôtel du Mouflon d’Or où sont installés le sultan et sa suite, d’autant plus que la famille royale est quasiment coupée du monde, ne recevant que les informations apportées par la presse.

Le confort y est plus que précaire, selon le témoignage du docteur Henri Dubois-Roquebert, médecin et ami du sultan, l’une des très rares personnes à avoir été autorisée à lui rendre visite.

«Cet hôtel annonçait sa présence par un panonceau assez minable qui promettait à sa clientèle un «confort moderne à des prix modérés».

Le décor était minable, la place mesurée: il s’agissait davantage d’un campement que d’une installation digne de ce nom.

Des caisses étaient entassées, les unes au-dessus des autres, certaines suppléant éventuellement l’insuffisance de siège.

Seul, les efforts déployés par l’équipe dévouée envoyée par l’hôtel Crillon conféraient un certain lustre et un certain confort.

Le docteur Dubois-Roquebert  profite de son bref séjour pour examiner toute la famille, particulièrement la jeune épouse qui attend un bébé.

 

C’est d’ailleurs suite à son rapport alarmant, que les autorités coloniales décident de transférer les exilés à l’Ile Rousse où la température est plus clémente.

La suite, royale, installée à l’hôtel Napoléon Bonaparte, y gagne en confort, mais après plusieurs mois de réclusion forcée, le cœur n’y est plus.

En tout cas pour le sultan qui vit en reclus.

«L’ex sultan», comme n’hésite plus à le nommer les autorités coloniales, pense toujours que son séjour en Corse n’est que provisoire et que la famille  serait appelée à vivre en métropole dès qu’auraient été réglés les détails pratiques concernant le lieu et l’installation d’une résidence.

Des espoirs très vite déçus par la visite de l’émissaire des autorités françaises, le comte Clauzel, autre proche du souverain, qui vient lui notifier son transfert à Madagascar.


7000 km et plusieurs escales, plus tard, le DC4 transportant Mohammed V et sa suite atterrit le 28 janvier 1953 à l’aéroport d’Antananarivo, ville transit à partir de laquelle la famille royale rejoindra sa destination finale, Antsirabe.

Le traitement n’est pas plus chaleureux que la première fois, sinon pire. Les autorités coloniales soupçonnent en effet des contacts clandestins entre la famille royale, particulièrement le prince Moulay El Hassan et l’Istiqlal.

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Mohammed V a 44 ans quand il est déposé, puis exilé en Corse puis à Madagascar. Il est sultan du Maroc depuis 26 ans

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’autant plus que la déposition du sultan a fait réagir plusieurs puissances et les Nations Unies adoptent une résolution sur le droit à l’autodétermination du Maroc en décembre 1953.

Logés à l’hôtel des Thermes d’Antsirabe, les illustres hôtes de la Grande île, retrouvent quelque peu, le standing royal, qui leur est dû.

Une vingtaine de domestiques, encadrés par un intendant et un maître d’hôtel européens, s’occupent de la suite du sultan.

Des véhicules en nombre suffisant sont mis à leur disposition pour les déplacements, mais le Souverain est toujours placé sous surveillance stricte de la police sans communication avec l’extérieur.

Moulay El Hassan a 25 ans, son frère Moulay Abdallah compte à peine 17 printemps.

Les deux princes s’accommodent plus ou moins bien de la vie à Antsirabe et font quelques virées dans la capitale Antananarivo.

Moulay Hassan et son frère font  beaucoup de sport: de la voile, du ski nautique et chassent le canard, mais ce sont les «sorties nocturnes trop fréquentes et trop bruyantes» des princes qui inquiètent leurs surveillants.

D’autant que le climat est tendu avec les colons français de Madagascar, qui suivent les évènements au Maroc et s’inquiètent de la présence de la famille royale.

L’écrivain François Salvaing parle d’un train de vie assez ordinaire: «Le Sultan «prend maintenant l’habitude de circuler en ville, non seulement pour se rendre à la mosquée, mais flâner dans les boutiques, s’asseoir à la terrasse de cafés, ses filles pêchent et se baignent dans le lac voisin».


Après plus de 21 mois loin du Maroc, l’exil du sultan qui devait mettre fin aux troubles dans le pays, a au contraire suscité deux années de violence que les autorités coloniales étaient loin d’avoir prévu.

L’image de Sidi Mohammed ben Youssef est devenue partout au Maroc le symbole de la lutte pour l’indépendance du pays.

Mais cela la famille royale ne le sait pas encore. C’est en Roi triomphant qu’il fera son retour au pays quelques mois plus tard.

                                                                         

Pendant ce temps au Maroc…

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Le Roi Mohammed V fera un détour par la France  pour signer les accords de Celle Saint-Cloud qui prépareront le processus de transition vers l’indépendance (Ph. AFP)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Moins d’une heure après le départ précipité de la famille Royale, la nouvelle circule comme une trainée de poudre.

Elle gagne très vite les grandes villes, puis les campagnes.

La fièvre nationale est amplifiée par le célèbre discours d’Allal El Fassi, lui-même exilé au Caire.

Un appel lancé au peuple marocain et au monde libre, connu depuis sous le nom de «L’appel du Caire», lancé depuis la radio égyptienne «Sawt El Arabe».

Le leader istiqlalien y exhorte le peuple marocain à se soulever contre la France qui a trahi ses engagements:

«…Par son action, la France a violé tous les principes de justice et de droit et a bafoué la liberté et la dignité humaine. Elle a méprisé la souveraineté marocaine, son trône, l’islam et l’arabisme, ainsi que tout ce qu’elle a promis de respecter, bien que sa signature et son honneur aient été engagés…». 

Un discours qui va galvaniser les foules et les attentats contre la présence française se multiplient.

En fait, le montage politique, prévu par les autorités coloniales, s’avère très simpliste et surtout peu efficace.

L’idée de départ étant: Comme Sidi Mohammed ben Youssef n’est pas assez souple, et peut-être trop proche du parti de l’Indépendance , l’Istiqlal,  la solution serait de le remplacer par un vieux cousin, Ben Arafa, chaperonné par Thami El Mezouari, pacha de Marrakech, surnommé le Glaoui.

Mais rien ne se passera vraiment comme prévu.

En moins d’un an les autorités dénombrent 372 attentats à main armée, 139 explosions, 129 sabotages, dont des déraillements de trains, et 153 personnes tuées, sans parler des tabassages et autres attaques.

La résistance est désormais décidée à en finir avec le protectorat.

Ben Arafa, sultan fantoche, est ainsi victime de plusieurs tentatives d’assassinat, dont une, trois semaines à peine après l’envoi en exil de Mohammed V.

Idem pour le mentor de Ben Arafa, le puissant et richissime pacha El Glaoui.

L’Armée de libération voit le jour, commandée par des figures de la résistance, Abdelkrim El Khatib, Bensaïd Aït Idder et d’autres.

La France, en réponse au «terrorisme» montant, redouble de cruauté et la répression bat son plein : emprisonnements, tortures, exécutions des membres de la résistance…

Mais dans les villes et les campagnes les manifestations réclamant le retour du Souverain se multiplient et la France est obligée d’admettre son erreur stratégique : des négociations démarrent, d’abord dans le plus grand secret.

Abderrahim Bouabid, et Ahmed Balafrej, ou encore Mehdi Ben Barka,  jeunes politiciens jouent les médiateurs et font des allers retours entre Rabat, Paris et Antsirabe.


Le Souverain est sur le retour.

Il fera un détour par la France, l’abdication de ben Arafa est actée. Sidi Mohammed  ben Youssef signe avec le ministre des Affaires étrangères français, Antoine Pinay, les accords de la Celle Saint-Cloud qui mettront en place le processus de transition vers l’indépendance.

Le Sultan finit par avoir gain de cause, il récupère son trône, son pays.

Il devient roi du Maroc.

 

Article Par  : Amine Boushaba dans leconomiste.com

Photo de couverture Collection Corsica.

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