Les vieilles maisons
 

Je n’aime pas les maisons neuves : 
Leur visage est indifférent ; 
Les anciennes ont l’air de veuves 
Qui se souviennent en pleurant. 

Les lézardes de leur vieux plâtre 
Semblent les rides d’un vieillard ; 
Leurs vitres au reflet verdâtre 
Ont comme un triste et bon regard ! 

Leurs portes sont hospitalières, 
Car ces barrières ont vieilli ; 
Leurs murailles sont familières 
À force d’avoir accueilli. 

Les clés s’y rouillent aux serrures, 
Car les coeurs n’ont plus de secrets ; 
Le temps y ternit les dorures, 
Mais fait ressembler les portraits. 

Des voix chères dorment en elles, 
Et dans les rideaux des grands lits 
Un souffle d’âmes paternelles 
Remue encor les anciens plis. 

J’aime les âtres noirs de suie, 
D’où l’on entend bruire en l’air 
Les hirondelles ou la pluie 
Avec le printemps ou l’hiver ; 

Les escaliers que le pied monte 
Par des degrés larges et bas 
Dont il connaît si bien le compte, 
Les ayant creusés de ses pas ; 

Le toit dont fléchissent les pentes ; 
Le grenier aux ais vermoulus, 
Qui fait rêver sous ses charpentes 
À des forêts qui ne sont plus. 

J’aime surtout, dans la grand’salle 
Où la famille a son foyer, 
La poutre unique, transversale, 
Portant le logis tout entier ; 

Immobile et laborieuse, 
Elle soutient comme autrefois 
La race inquiète et rieuse 
Qui se fie encore à son bois. 

Elle ne rompt pas sous la charge, 
Bien que déjà ses flancs ouverts 
Sentent leur blessure plus large 
Et soient tout criblés par les vers ; 

Par une force qu’on ignore 
Rassemblant ses derniers morceaux, 
Le chêne au grand coeur tient encore 
Sous la cadence des berceaux. 

Mais les enfants croissent en âge, 
Déjà la poutre plie un peu ; 
Elle cédera davantage ; 
Les ingrats la mettront au feu ... 

Et, quand ils l’auront consumée, 
Le souvenir de son bienfait 
S’envolera dans sa fumée. 
Elle aura péri tout à fait, 

Dans ses restes de toutes sortes 
Éparses sous mille autres noms ; 
Bien morte, car les choses mortes 
Ne laissent pas de rejetons. 

Comme les servantes usées 
S’éteignent dans l’isolement, 
Les choses tombent méprisées, 
Et finissent entièrement. 

C’est pourquoi, lorsqu’on livre aux flammes 
Les débris des vieilles maisons, 
Le rêveur sent brûler des âmes 
Dans les bleus éclairs des tisons. 

   

Sully Prudhomme 

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