L’ODEUR.

L’ODEUR.

 

Une odeur à la fois résineuse et fruitée, une odeur qui marque son territoire :

la Méditerranée.


Depuis mon plus jeune âge, cette odeur a été souvent présente... dans mes rêves, oui, mes rêves !

Quand j’en parlais à mon père, il se moquait de moi et me disait que si je rêvais d’une odeur, c’est qu’à la place d’avoir un cerveau, j’avais du vent dans la tête et que ça ne l’étonnait pas !

Alors, pour lui faire plaisir, à mon père, j’ai cessé d’en parler.

Mais, elle était toujours là, peut-être même plus qu’avant...

J’en étais là de mes pensées lorsque retentit la sonnerie du téléphone ; elle me fit sursauter !

Je décrochai, c’était le secrétariat de l’office notarial de Rogliano. 

Rogliano ?


S’en suivit une conversation surréaliste.

J’appris que mon père, décédé un mois auparavant, était en train de vendre une maison dont j’ignorais l’existence !

J’appris aussi qu’il en avait hérité au décès de ma grand-mère, deux ans auparavant...


Ma grand-mère ?

Ma grand-mère que je croyais morte pour mes cinq ans, il y a vingt-deux ans de cela, comme mes parents me l’avaient toujours dit !


La secrétaire du notaire proposa de me communiquer une promesse de vente par courrier, je lui répondis que je viendrai à Rogliano pour les prochaines vacances scolaires et que l’on ferait le nécessaire à ce moment-là.

Abasourdi ; j’étais abasourdi.

Trois semaines plus tard, je débarquai pour la première fois en Corse, direction le Cap et l’office notarial de Macinaggio.

Le notaire m’expliqua que l’acheteur potentiel serait là le lendemain pour visiter, une deuxième fois, la maison et que je pouvais me rendre dès à présent au hameau de Magna Sottana où m’attendait un certain Anton Matteu :

« Vous le reconnaitrez facilement, il aura la clef de la maison à la main », dit-il.

Je quittai donc Macinaggio pour Rogliano.

Dix minutes de trajet au milieu d’un paysage paradisiaque !

Devant l’église Sant’Agnellu, j’empruntai la petite route qui descendait en serpentant jusqu’au hameau familial.


J’y étais enfin, à Magna Sottana.

J’allais découvrir la maison paternelle !

 J’arrivai sur une placette de terre à l’entrée du hameau.

À gauche la chapelle Santa Chjara, à droite les maisons.

Juste de quoi garer quatre véhicules.

Lorsque je sortis de la voiture, trois hommes âgés, assis sur un muret de pierres bien taillées, me saluèrent en ôtant leurs casquettes ; je répondis par un signe amical.


Un peu plus loin, se tenait debout et droit comme un « i », la clef bien en vue, celui qui ne pouvait qu’être Anton Matteu.

Même s’il était âgé, c’était un sacré gaillard, fier, au regard franc.

« Un gars de la terre », pensais-je, avant de le saluer.

Il me montra « la clef », une grosse clef pour une porte ancienne et solide.

Il demanda ensuite :

- Tù, si u figliulinu di Maria Francesca ?

  • -  Oui, c’est ma grand-mère.

  • -  Tù, parli corsu ? Je fis signe que non.

    Il hocha la tête, pinça ses lèvres, fit demi-tour en grommelant et se mit en marche d’un pas rapide et assuré sans se retourner.

  • Je le suivis sans rien dire.

    Nous nous dirigeâmes vers le bas du hameau en empruntant d’étroits, très étroits passages entre les maisons, presque toutes inhabitées.


  • Nous arrivâmes enfin devant la demeure familiale, maison aux solides façades de pierres couleur gris-vert.

  • Les volets étaient fermés.

  • Devant la porte en chêne massif, deux marches usées, polies par les pas et les années.

  • Anton Matteu me tendit la clef et s’assit sur un banc de pierre, face à la porte ; puis, d’un geste de la main il m’invita à entrer.

    Je m’avançai, mais avant que j’eus le temps de tourner la clef dans la serrure, Anton Matteu m’interpela sèchement :

- Ùn poi micca entre cusì in casa toia !

Comme si tu entrais dans une épicerie pour acheter je ne sais quoi !

Sans respect pour ceux qui ont bâti ta maison, sans respect pour tous ceux qui ont vécu ici, sans respect pour ceux sans qui tu n’existerais pas.

Regarde, figliulinu, regarde ces deux marches devant la porte, regarde comme elles sont usées.

Tu crois peut-être que ceux qui les ont posées, les ont posées ainsi ?

 Innò, ci sò i passi di i toi, quelli di u to sangue !

Anton Matteu retint son souffle puis continua plus calmement :

- Ici les pierres parlent.

Elles sont les âmes des tiens.

Avant d’entrer tu vas les écouter, figliulinu !

Laisse la clef dans la serrure et pose ta main gauche, celle du cœur, sur les pierres de ta maison.

Ferme les yeux et écoute.

Après, seulement, tu pourras entrer.

Alors, j’ai posé ma main du cœur, sur les solides pierres gris-vert et j’ai fermé les yeux.


J’ai écouté et ils se sont présentés : Nunziu, Barba-Maria, Francescu, Giacomo, Angelo Santo, Chiara, Catalina, Lucia... et tous les autres ! 

J’ai entendu leurs rires et leurs chants des jours de fête, leurs colères des jours de galère, leurs pleurs des jours de douleur.

J’ai ressenti leur émotion, leur espérance de me savoir ici, chez eux, chez moi.

J’ai ouvert les yeux, je pleurais.

Je me suis agenouillé pour passer mes mains sur les deux marches usées et j’ai imaginé les pieds nus des jours de misère, les chaussures lourdes de boue des jours de pluie et celles légères des jours plus gais.

J’ai poussé la porte.


Je suis entré chez nous.


Lentement.


Sans bruit, pour ne pas déranger ceux que je venais d’entendre.

La lumière entrait par la porte, mais la pièce était toujours dans la pénombre.

Je me dirigeai vers la fenêtre, je poussai les volets.

Un paysage extraordinaire m’attendait : au loin l’île de Capraia dans son écrin d’azur, enbas le petit port de Macinaggio baigné de soleil.

Puis, j’ai regardé la salle que je venais de traverser.

Elle était propre et ordonnée.

Anton Matteo était sûrement passé par là !

D’un côté, un évier en gré, une vieille cuisinière, deux casseroles accrochées au mur.


De l’autre, une cheminée assez grande avec, dans l’âtre, de quoi faire du feu : un bouquet de fines branches d’un arbuste aux feuilles vertes, posé sur quatre morceaux de bois sec et sur plusieurs feuilles de papier journal.

Devant la cheminée, à même le sol, une boîte d’allumettes.

Contre le mur du fond, un buffet ; devant le buffet deux chaises, une table et, bien en vue sur la table, était une vieille photo en noir et blanc.

Anton Matteu, qui était entré sans bruit, prit la photo et me la tendit.

C’était un enfant souriant.

La photo était écornée, usée, salie ; au dos étaient écrits quelques mots et une date :

« U mo figliulinu. Agostu 1955 ».

- Eh oui, c’est bien toi ! 

C’est la seule photo que ta grand-mère avait de son « figliulinu caru ».

Chaque jour, tu entends figliulinu, chaque jour elle la caressait, l’embrassait, la serrait contre son cœur, quelquefois elle fredonnait une berceuse, souvent elle pleurait.

Elle est usée ta photo, usée par l’amour de ses baisers, l’amour de ses larmes !

Anton Matteu se tut un instant, le temps d’essuyer les larmes qui glissaient sur ses joues. 

L’émotion passée, il continua :


- Chaque jour, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, qu’il fasse soleil, chaque jour ta grand-mère préparait sa cheminée : journal, petits morceaux de bois, bouquet de myrte.

Chaque jour, avant de craquer une allumette, elle s’agenouillait et fermait les yeux, sûrement qu’elle priait pour toi !

Ensuite, elle enflammait le papier, attendait que la fumée parfume la pièce, puis elle ouvrait la fenêtre et essayait de chasser la fumée en disant :

« Và, và ! dì à u mo figliulinu chè à so casa l’aspetta ».

 Tous les jours, jusqu’à sa mort, elle a espéré pouvoir te serrer dans ses bras... 

Et moi, depuis, j’ai continué à faire du feu, jusqu’à hier, je l’avais promis à ma sœur Maria Francesca.

Voilà, maintenant je te laisse seul ici, profite bien de ta nuit parmi les tiens. À dumane figliulinu.

Il sortit en fermant la porte. Je compris qu’il fallait que je dorme ici.

J’approchai une chaise de la cheminée, je craquai une allumette.

Le bouquet de myrte se consumait et... je reconnus l’odeur résineuse et fruitée de mes rêves, parfum d’amour qui avait franchi la mer pour rappeler à l’exilé malgré lui qu’il était ici chez lui, dans le Cap.

J’entendis Maria Francesca rire et me souffler à l’oreille :

« Avà, si quì, cun noi. Ce feu d’amour nous suffit ! ».

Et je passai ma première nuit au milieu des miens.

Ils étaient tous présents, souriants, à me regarder, à me raconter leurs histoires, celles des jours de fête, celles des bons moments.


Ils étaient heureux et confiants.

Ils savaient que le lendemain je ne les trahirais pas.

Marius (1917-1976)
Marie-Françoise (1887-1970) épouse de François-Marie (1873-1952)

 

Source : 

Claude FRANCESCHI
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