UN CHEF DE FAMILLE CORSE

UN CHEF DE FAMILLE CORSE

Mais il se rendait compte aussi des nuances fines qui pouvaient exister pour chacun et c'est ainsi que l'oncle de sa mère, grand avocat marseillais des années 1940, dont la photo était posée sur la table juponnée dans la pièce principale, commandait encore, à partir du simple cadre de la photo, la maison et une partie de sa destinée.


On voyait bien qu'il en était le fondateur, la racine.

Discrètement, il continuait, à partir de ce cadre, debout dans un costume sombre, la tête de face légèrement inclinée pour que le regard prît une position supérieure et plus centrale encore, à suggérer les orientations nécessaires, à rappeler à ses descendants la tenue primordiale qu'avait et devait avoir cette demeure.


Et cela pouvait même sauter une ou deux générations.

Si les descendants directs étaient par trop bohèmes ou farfelus, d'autres viendraient dans la roue de la généalogie et prendraient le cap indiqué par lui, simplement en regardant et en considérant son visage, son allure comme un message, et son corps, planté tel un mât au milieu du navire de cette maison corse, afin de braver et de surmonter toutes les tempêtes ainsi que les mers par trop calmes qui peuvent donner du vague à l'âme.


Cette photo indiquait, par son personnage représenté, le ton de la maison et son esprit.

Même si pour un étranger elle aurait semblé sortir d'un autre âge, rien que par les vêtements qui y figuraient et une prestance forçant un respect malheureusement de plus en plus rare sur la terre, elle ne représentait pour Mathieu aucun fossé temporel.

En la regardant, il s'imprégnait de la force du père fondateur, il s'y ressourçait, et tout ce qui lui était transmis résultait d'une communication directe touchant à la perfection.


Il reprenait vigueur, énergie et fierté à la seule contemplation de son ancêtre qui lui indiquait du regard ce qu'il y avait de fort et d'impérissable au sein de la lignée familiale, chassant ainsi tant de fragilités que Mathieu avait eues en partage parmi les conjectures de sa propre existence.

Ces faiblesses ainsi s'estompaient.

Il ne restait de Mathieu transfiguré que la plénitude d'une force antique qui ne devait pas périr.


Oui, cet homme, "mort" en 1959, dont la seule rue du village portait le nom, constituait bien le centre de gravité de la maison.

Il n'était pas ou si peu au cimetière.

Il habitait là, entouré de ses descendants, et même si la maison, certains matins, paraissait un peu en désordre, l'ordre était maintenu par sa prestance et rien n'avait vacillé, la poutre maîtresse du parrain dominant tout, qui disait en sous-entendu et sans même hausser le ton:

"Vous vous êtes bien amusés, remettez tout en place!".

 

Charles Versini.

Extrait du livre: "Un Corse au Maroc"
Editions L'Harmattan

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