LA MAISON VUILLIER À SUARELLA.

LA MAISON VUILLIER À SUARELLA.

Ils n'étaient pas montés comme Vuillier en diligence vers le village de Suarella.

On mettait à l'époque douze heures pour se rendre ainsi à Sartène par la route.


Les lacets que Vuillier avait connus vers San Ghjuva étaient maintenant laissés sur le bas côté - presque tous - et remplacés par une ligne droite qui amena notre trio jusqu'au Barracone.

Peu de temps après, en prenant sur la gauche, ils étaient à Suarella.


Ils avaient laissé en contrebas de la route le lavoir où les femmes lavaient leur linge, à droite l'abreuvoir en pierre des chevaux, des mulets et des ânes, ainsi que les arbres centenaires où les jeunes adolescents appliquaient parfois de la glu pour tenter de capturer des oiseaux ou au pied desquels, plus jeunes encore, ils s'amusaient à construire des cabanes.


Déjà, ils avaient passé le tournant dit "de César" parce que le bar du propriétaire du même nom qui était mort depuis un certain temps avait donné son nom à ce virage.

Un tournant abrupt, serré, où le père de Dominique Peraldi, à l'âge de dix-sept ans, avait heurté à bicyclette la voiture du général italien -sarde- de l'armée d'occupation de la Corse pendant la seconde guerre mondiale.

Monsieur Peraldi, à l'époque, avait été remarquablement soigné par l'équipe et le médecin personnel du général et racontait bien des années plus tard cette mésaventure au cours de laquelle il aurait pu perdre la vie.


Que restait-il du bar César d'autrefois?

Les anciens avaient disparu: femmes en noir s'occupant de tout, du poulailler à la marmite en passant par le ménage ou les figues à faire sécher, hommes en veste de velours et à gros souliers qui devisaient presque tout le jour, excepté à l'heure de la sieste, dehors ou à l'intérieur, dans une langue parfaite car attachée à une terre particulière et décrivant un monde se suffisant à lui-même.


Aussi, toute la beauté de la nature environnante et les manifestations multiples de la vie trouvaient-elles leur plus puissante et juste expression dans la perfection de cette langue, plantée là comme un miroir qui pensait et réfléchissait tout ce que l'univers ambiant pouvait lui apporter.


Il restait tous ces souvenirs pour ceux qui avaient connu ce temps et l'odeur du pastis encore présente qui réveillait l'ensemble de ce monde endormi à la mémoire de ceux qui se souvenaient.


La maison que nous appellerons "de Vuillier" puisqu'il la dessina en 1890 était toujours debout, presque inchangée, hormis il est vrai la disparition de cette passerelle qui en faisait le charme et l'exception.


Un olivier très ancien, tordu, contemporain de la passerelle, racontait encore comment le dessinateur avait dû poser son chevalet ou son carton à dessin, comment les habitants du lieu, l'été, allaient prendre le frais à partir de la passerelle en bois dans le fameux chêne coupé depuis.


Surtout, l'olivier racontait les jeux sans cesse répétés des enfants du village qui venaient s'entasser sur des marches de pierre à proximité et n'en finissaient pas de courir, de se raconter des histoires, de jouer à se faire peur, ou de manger, sur ces marches de granite qui montaient vers un grenier désaffecté, du pain trempé dans de l'huile d'olive ou saupoudré de chocolat.


Si nos trois jeunes gens avaient dormi chez Peraldi, ils auraient pu entendre comme depuis toujours les coqs se répondre de l'un à l'autre, très tôt le matin, et les voix des hommes et des femmes organiser par leur intonation matinale le tempo de la journée jusqu'au soir.


Et pour un suarellais de souche, toutes ces voix étaient reconnues distinctement, identifiées formellement, et même les yeux fermés, du fond de son lit, il pouvait voir avec précision le visage, les mimiques, les mouvements de corps de tel ou tel au seul timbre de la voix, et aussi peut-être ce qu'il pensait en cet instant et vers quel but ou direction l'esprit de celui-ci ou de celui-là cheminait.

Il pouvait aussi distinguer les joutes verbales, parfois très subtiles, feutrées, qui encourageaient tout un chacun à saisir la vie dès les premières heures du matin.


On savait tout, ici, de Bernard qui descendait une à une les marches de l'escalier en bois de la maison Peraldi et sautait invariablement la dernière, de Dominique qui apprenait ses cours de droit en chantant, de Marie-Jeanne qui rabrouait son mari à telle heure.


Ce terrain si connu, cette gamme répétée, qui formait un monde, accusait d'intrus ou d'étranger le villageois du hameau d'à côté qui n'avait pas la même connaissance parfaite de tous les petits détails de vie qui marquaient l'identité de ce village qui, comme tous les villages de Corse pris séparément, ne pouvait ressembler à aucun autre.

 

Charles Versini.

Extrait du livre: "Un Corse au Maroc"
Editions L'Harmattan.

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