Rêves de Corse | Jp Lecocq - Créations Numérique.

Rêves de Corse | Jp Lecocq - Créations Numérique.

LA CORSE, AMANTE IRASCIBLE.
lexpress.fr
 
 
 

Le couple formé par la Corse et le continent a exploré tous les avatars de la vie à deux: mariages de raison, arrangés ou forcés.

L'île a une beauté âpre, fière et rugueuse. Rien n'y est fade.

La sillonner, du cap Corse à Bonifacio, de Calvi à Porto-Vecchio, d'Ajaccio à Bastia, c'est un peu revivre ce voyage de noces tumultueux.

L'île de Beauté a la beauté âpre, fière et rugueuse.

Rien n'y est fade.

Ni ses reliefs tourmentés ni la geste de ses héros.

Quand la tempête fait rage au large d'Ajaccio, quand ses bourrasques font tituber les promeneurs, les îlots Sanguinaires résistent, opposant à la colère du ciel une fureur immobile et minérale.

À leur façon, ces quatre fortins de porphyre racontent l'histoire d'une citadelle cent fois assaillie, cent fois assiégée, mais jamais asservie.

La chronique du couple que forment la Corse et le continent explore tous les avatars de la vie à deux.

Mariages de raison, unions arrangées, épousailles forcées: il y eut au fil des siècles tant de querelles de dot, de scènes de ménage, de serments trahis, de passades, de divorces et de crimes passionnels...

Sillonner l'île, du cap Corse à Bonifacio, de Calvi à Porto-Vecchio, d'Ajaccio à Bastia, c'est un peu retracer la chronique d'un voyage de noces tumultueux, et feuilleter l'album souvenir que hante la cohorte des maîtresses éperdues et des amants fougueux. 

Paoli l'idéaliste.

Bon sang ne saurait mentir: c'est auprès de son père, Hyacinthe (Giacinto), figure de proue de l'insurrection contre Gênes, que Pascal Paoli contracte le virus de l'insoumission.

Condamné à l'exil en 1739, Hyacinthe quitte le fief familial de Morosaglia et emmène son benjamin, alors âgé de 14 ans, dans sa retraite napolitaine.

Là, «Pasquale», écolier appliqué puis étudiant insatiable, se forge une solide culture, à la lueur de penseurs féconds, tel le philosophe Genovesi.

L'héritier lit Plutarque et Montesquieu, et décrypte le despotisme éclairé; il parle et écrit le latin, l'italien, le français et l'anglais.


En 1753, quand le «général de la Nation corse» Jean-Pierre Gaffori, trahi par son propre frère, périt dans une embuscade, le jeune expatrié rentre au pays pour lui succéder.

Au terme d'une empoignade homérique, la consulte - assemblée - de Saint-Antoine de Casabianca l'intronise le 14 juillet 1755.

Dès lors, c'est à lui qu'échoit la conduite de la révolte contre la tutelle génoise.

Désormais, le coeur politique de l'île bat à Corte, où le disciple des Lumières établit son gouvernement.

Quatorze années durant, la Corse goûte, pour la seule et unique fois de son histoire, à l'indépendance.

Mais elle ne fait qu'y goûter: en butte à l'hostilité de Gênes et de Versailles, le fils de la Castagniccia doit aussi batailler sur le front intérieur, miné par la méfiance et les rivalités claniques.

Il lui faut parfois, pour tenir le cap, une âme de don Quichotte.


L'aurait-elle égaré?

Pas sûr: quand Pasquale fait appel à l'Angleterre, c'est avant tout par crainte d'une nouvelle tyrannie.

Comme l'absolutisme monarchique, le purisme exterminateur des despotes de la Révolution heurte cet humaniste très introduit dans les réseaux maçonniques européens.

Son aura séduit l'intelligentsia: sa Constitution s'inspire certes des écrits paternels et du Montesquieu de L'Esprit des lois, mais aussi d'une ébauche que Jean-Jacques Rousseau rédige à sa demande.

Ce rayonnement défie d'ailleurs les frontières.

Quand, de l'autre côté de l'Atlantique, les pionniers de l'indépendance américaine montent à l'assaut de l'occupant, c'est souvent aux cris de «Viva Paoli!».

Fougueux, beaucoup le furent jusque dans l'équivoque.

Tel Sampiero Corso, dont le clone de bronze monumental, épée brandie et regard bravache, trône devant l'église de Santo, hameau de Bastelica, et qui servit les Médicis à Florence, le pape Clément VII à Rome, puis les Valois.

C'est d'ailleurs le cardinal Jean du Bellay, ambassadeur de France dans la Ville éternelle, qui attire l'impétueux officier à la cour de François Ier.

Voilà comment Sampiero, «le plus corse des Corses», signe dès 1536 un bail de trois décennies avec le royaume.

Bête noire de Charles Quint, Corso sera le héros tiraillé de l'invasion de l'île natale, conquise avec le concours de la flotte ottomane de Dragut.

Rétif, il plaide un temps la retenue, mais en vain.

Dès lors, l'insulaire se plie aux ordres en soldat loyal.

À la tête d'un demi-millier de mercenaires corses, il rallie sans peine à la cause les caïds locaux et ses frères îliens, avides de se libérer du joug de Gênes.

Succès éphémère: dès 1559, le traité de Cateau-Cambrésis restitue la Corse aux Génois, deux ans après que Giordano Orsini, administrateur royal soucieux de raviver le zèle du «parti français», eut proclamé un rattachement imaginaire à la couronne.

L'intox, déjà; et, pour Sampiero, guetté par une infortune plus intime, l'amorce du crépuscule.

Car le vaillant gradé étrangle de ses mains son épouse, Vannina d'Ornano, héritière d'une puissante dynastie de l'île, suspecte de s'apprêter à rallier la Sérénissime République de Gênes.

L'épopée prend fin en 1567, lorsque Corso périt dans l'embuscade vengeresse tendue en plein maquis par les frères et les cousins

«Pays assiégés, nos hautes vallées furent nos refuges.

De la mer venait le danger.

Nos ports - Calvi, Bastia, Ajaccio, Bonifacio - présides littoraux, étaient des villes étrangères (1).» écrit le philosophe Jean-Toussaint Desanti,

Aux mains de clans ligures ou d'aristocrates génois, elles le furent sous Pise puis Gênes.

Et le resteront.

Les Corses?

Interdits de cité à Ajaccio jusqu'à la fin du XVIe siècle.

Et meurtris de voir Bastia expédier docilement vers les greniers génois le pactole agricole de la Balagne ou du cap Corse, tandis que la disette enfièvre paysans et bergers.

Comment s'étonner que, en février 1730, 4 000 montagnards fondent sur Terra-Vecchia - la ville basse - qu'ils mettent à sac trois jours durant?

Et que dire de Bonifacio, jadis Mecque de la piraterie, que Gênes la superbe sut gagner par la ruse avant d'acheter son allégeance à coups de privilèges?

Quant à Calvi, mouillage prisé dès l'Antiquité, elle repousse par deux fois les assauts de Sampiero Corso, à l'heure où les notables de Corte lui livrent les clefs de la cité.

Si le légendaire patriote Pascal Paoli fonde le port de l'Ile-Rousse en 1758, c'est pour briser le monopole de Calvi la Génoise et consolider une indépendance précaire.

Plus tard, au temps de l'éphémère royaume anglo-corse, il faudra 30 000 boulets et obus pour contraindre les Calvais, harcelés par 6 000 paolistes, à capituler.

Le siège coûtera d'ailleurs au futur amiral britannique Nelson son oeil droit.

Ancestral, l'antagonisme a la vie dure.

«Les vrais Corses, c'est ici qu'on les trouve, glisse le postier de Zicavo, bourg haut perché du coeur de l'île. N'écoutez pas les boniments des Ajacciens ou des Bastiais. Eux sont au mieux des Italiens.» 

Est-il un héros dont nul ne songe à contester la corsitude?

Oui: Pascal Paoli, fils de la Castagniccia, paradis des châtaigniers et foyer ardent de la lutte pour la souveraineté.

C'est dans les couvents de cette enclave escarpée et boisée que prêtres et moines déclarèrent la guerre à l'occupant génois, ou que le baron Théodore de Neuhoff, aventurier westphalien, fut proclamé roi par une assemblée de patriotes, prologue d'un règne d'un semestre à peine...

Il faut, pour sacrifier au culte, pousser jusqu'à Morosaglia, où se niche, sur les hauteurs du hameau de Stretta, la maison natale de «Pasquale» - la Casa Paoli - siège du musée départemental qui lui est dédié.

Là, dans cette demeure tout en parquets, en poutres et en quiétude, un guide vous conduit à l'étage, où une vidéo relate le destin du Babbu di a Patria, le Père de la patrie.

Dans la pièce voisine, près d'un hommage de carton peint et de dessins colorés, oeuvre des enfants des écoles, somnolent parchemins et reliques.

Au fronton de la chapelle accolée, cette citation gravée en langue corse:

«Lorsque la conscience s'éveille, personne ne l'étouffe. Demain se lèvera l'aube de la liberté.»

À l'intérieur du mausolée, des couronnes fleuries à foison: l'île commémore la mort de Paoli, qui s'est éteint en 1807 en son exil londonien, et dont les cendres furent rapatriées quatre-vingt-deux ans plus tard. Reste, dans un recoin de l'abbaye de Westminster, son buste de marbre clair. 

A la vie à la Maure.

D'où vient donc ce Maure dont l'illustre profil symbolise mieux qu'aucune autre effigie l'identité corse?

Mystère.

L'emblème, apparu à la fin du XIIIe siècle sur les armoiries aragonaises, ferait écho à la reconquête d'une Espagne longtemps asservie par les Barbaresques.

Il figurait, dit-on, sur les étendards remis au début du XVe à Vincentello d'Istria, «lieutenant du roi d'Aragon en Corse».


Après une longue éclipse, la tête de Maure resurgit trois siècles plus tard, lors du siège de Bastia, dans le sillage du général Gaffori.

Mais c'est bien à Pascal Paoli - encore lui - qu'elle doit d'être élevée au rang d'icône officielle.

À un détail près: relevé, le bandeau qui lui couvrait les yeux ceint désormais son front.

«Les Corses, décrète Paoli, veulent y voir clair. La liberté doit marcher au flambeau de la philosophie.» 

Ainsi s'acheva, pour un pionnier épris des Lumières de son siècle, loué par Voltaire, Jean-Jacques Rousseau ou David Hume, la quête inlassable d'une chimère:

une Corse libre et autonome, partenaire d'une puissance protectrice éclairée et non d'un tuteur tyrannique...

Sans doute a-t-il espéré, un temps, convaincre Versailles d'oser une telle alchimie, avant de se résoudre, tel un soupirant éconduit, à pactiser avec l'Angleterre.

Si Paoli, adepte des idéaux de la Révolution, accepte l'invite de Georges III, s'il se rend aux arguments de son mémorialiste écossais James Boswell, c'est aussi que les outrances de la Terreur le glacent.

D'autant que l'exécution de Louis XVI, passé au fil de la guillotine, trouble et choque ce franc-maçon, tandis que le sort peu enviable réservé au clergé réfractaire ulcère une société empreinte de religiosité.

À qui diable se fier?

Sous le Directoire, les curés corses essuieront une féroce campagne, dirigée par Lucien Bonaparte, frère du futur empereur et anticlérical impénitent.

Une autre meurtrissure ronge Paoli: au prix de la calomnie, on lui impute en l'an de disgrâce 1793 l'échec cinglant de l'expédition de Sardaigne, dont sort indemne ou peu s'en faut un certain lieutenant Napoléon Bonaparte.

Que de déconvenues...

L'enfant de Morosaglia, élu général de la nation corse en 1755, deux ans après l'assassinat de Gio-Pietro Gaffori, emporte dans l'au-delà son rêve inabouti.

D'autant que l'épilogue de son flirt anglais lui laisse un goût amer: c'est à sir Gilbert Elliot, logé dans un ancien couvent lazariste de Bastia - l'actuel lycée... Pascal-Paoli - que revient le sceptre de vice-roi de Corse, qu'il guignait.

Voilà comment l'utopie de l'exilé au long cours - trente-trois années en deux épisodes - se sera perdue dans le fog de la Tamise, loin des senteurs et des torrents de la Castagniccia;

«Je t'ai quitté esclave, je te retrouve libre!» s'exclame-t-il pourtant le 14 juillet 1790 au port de Macinaggio, cinq ans avant l'ultime fuite.

Dire que c'est d'ici que Paoli avait lancé, près d'un quart de siècle plus tôt l'assaut sur l'île de Capraja, dont la chute sonna le glas de l'emprise génoise...

À l'autre bout du quai, une plaque commémore l'escale impromptue en ces lieux de l'impératrice Eugénie, à son retour de Suez.

Ce 2 décembre 1869, la tempête qui ravage le Cap Corse condamne le yacht impérial à mouiller à Macinaggio.

Le lendemain, escortée par ses chambrières, ses dames d'honneur, le prince Murat et une foule en liesse, Eugénie gravit le sentier qui mène à l'église de Rogliano, où l'on donne un Te Deum.

En signe de gratitude, elle financera l'aménagement d'une route carrossable, connue sous le nom de «chemin de l'Impératrice». 

En guise de bienfait, Pasquale Paoli légua quant à lui à ses héritiers une oeuvre politique d'une sidérante modernité.

À commencer par sa Constitution républicaine, inspirée des écrits de Montesquieu.

Il y est question de séparation des pouvoirs et de peuple souverain...

Comment au passage ne pas inviter les princes qui nous gouvernent ou y aspirent à méditer ceci:

«Il faut, soutenait Paoli, que l'administration soit une maison de cristal. Toute obscurité favorise l'arbitraire et entretient la méfiance du peuple»?

En treize années à peine, le Babbu réforme la justice, harmonise les poids et mesures, assèche les marais, fonde un embryon d'armée, et, histoire de donner la réplique à la flotte génoise, crée à Centuri, au nord-ouest du cap Corse, des chantiers navals.

Pas facile, quand on musarde deux bons siècles plus tard entre les filets, de déceler aux abords de ce délicieux port langoustier le berceau d'une marine de guerre...

Loin de se plier à la seule loi des armes, Paoli instaure une monnaie nouvelle, frappée de la tête de Maure, mais qui n'aura guère cours, sinon chez les numismates et dans les musées, tant elle se heurte à la méfiance des négociants côtiers.

Mieux, érudit et polyglotte, il ouvre dès 1765 une université sous les remparts de la citadelle de sa capitale, Corte, dont le nid d'aigle, perché sur un éperon rocheux, semble flotter tel un vaisseau céleste.

Hébergée dans l'enceinte du Palazzu Naziunale, elle accueille 300 étudiants, soit autant de futurs juristes, médecins ou théologiens, formés sans bourse délier par des franciscains.

Rare vestige de l'architecture civile génoise, le bâtiment massif héberge aujourd'hui le centre de recherches en sciences humaines.

Quant à la faculté, elle hiberna durant plus de deux siècles, avant de renaître en 1981, et en d'autres lieux, sous le nom d'Università di Corsica Pasquale Paoli.

En contrebas du Palazzu, la statue de Gaffori mérite le détour.

Ne serait-ce que parce qu'elle tourne le dos aux impacts de mitrailles génoises qui vérolent encore la façade du bar de la Haute Ville, vestiges du siège de 1750. 

Pour arrimer enfin l'île rebelle, la France endossera tour à tour le costume du galant et les haillons du soudard.

Tantôt la sérénade ou les prébendes octroyées, tantôt le canon.

Et tantôt le diktat: le 30 novembre 1789, la Constituante décrète que la Corse fait «partie intégrante de l'Empire français», en l'absence des quatre délégués de l'île, retardés en chemin.

Mais n'anticipons pas.

En 1764, la couronne de France joue les médiatrices entre paolistes et Génois aux abois.

Quatre ans plus tard, la voici syndic de faillite.

À la faveur du traité de Versailles, Gênes, perdant sa superbe, cède sa suzeraineté à Louis XV.

Reste à porter l'estocade à l'illusion de Paoli.

Ce sera chose faite l'année suivante, en lisière de la Castagniccia, avec la bataille de Ponte-Novo, dont la blessure éclipse ici les barouds de Borgo, près de Bastia, théâtre des raclées infligées à l'armée royale en 1738 et 1768. 

Une maison ligure convertie en musée.

Jeune trentenaire, David Casanova a ouvert en mai 2006, près du site de cette cuisante défaite, une boulangerie-salon de thé-brasserie à l'enseigne d'A Memoria.

La mémoire?

Son arrière-boutique n'en manque pas: l'enfant du pays en a fait un musée, voué à perpétuer le souvenir de Paoli et du terrible revers du 8 mai 1769.

Tout le monde y a mis du sien.

Jean-Raphaël Cervoni, historien, a supervisé les panneaux didactiques; on doit à un lycéen du bourg la maquette de la mêlée; et aux ciseaux de Camille, une villageoise, les vêtements des mannequins exposés.

«Que serait-il advenu en cas de victoire des paolistes? s'interroge le boulanger. Peut-être l'île serait-elle plus prospère.»

Non que ce «nationaliste» prône l'indépendance, lui préférant l'autonomie.

«Les Corses, arguë-t-il posément, doivent pouvoir prendre leur destin en main. Comme je l'ai fait ici, avec ma sueur et mon argent. Gamin, j'ai entendu ma grand-mère me conjurer de partir comme tant d'autres sur le continent, pour y devenir fonctionnaire ou militaire. Mais moi, je suis d'ici; j'ai envie d'y vivre, d'y travailler.»

Et plutôt deux fois qu'une: président de l'association l'Ame du Rostino, David orchestre, depuis 2005, en juillet, un son et lumière animé par une soixantaine d'acteurs et de figurants.

Décor naturel, l'ouvrage de pierre, en partie détruit lors de la Seconde Guerre mondiale, sera sous peu restauré à l'identique par la région.

Déjà, le 9 mai dernier, la mairie a inauguré en contrebas la Spianata di u naziunali di u 1769, esplanade consacrée aux combattants paolistes. 

Quand tombe Ponte-Novo, Letizia Ramolino, épouse Bonaparte, attend la venue de son deuxième fils.

Napoléon voit le jour le 15 août dans une maison ligure d'Ajaccio, convertie depuis, comme il se doit, en musée.

On y devine, au fil des salles, l'écho des cavalcades de «Nabulio» - le touche-à-tout - qui, à en croire les récits maternels, ne délaissait tambour et sabre de bois que pour ranger ses petits soldats peints en ordre de bataille.

Précoce, le futur empereur a tout juste 9 ans quand il quitte l'île natale pour fouler le sol de France.

Ce sera le collège d'Autun, puis l'école militaire de Brienne.

«Je suis plus champenois que corse», écrira d'ailleurs l'Ajaccien, en dépit des sarcasmes que lui vaut son accent rocailleux.

Cet exil volontaire, financé par les revenus de la vigne de la Sposata, propriété de la famille, doit beaucoup à l'ambition d'un père. 

S'il a lutté un temps au côté de Pascal Paoli, Charles-Marie, notable d'ascendance italienne mû par un impérieux désir d'ascension sociale, se soumet très vite aux règles de la méritocratie monarchique.

Pour preuve, l'acte de recognition de noblesse de la famille Bonaparte, établi dès septembre 1771 par le Conseil supérieur de la Corse.

La Casa Buonaparte recèle aussi quelques indices des fugues d'un homme souvent traqué, y compris sur sa terre et par les siens.

À preuve, la trappe qu'il emprunte en 1799 pour rallier Fréjus puis Paris, à la veille du coup d'État du 18 Brumaire.

Déjà, six ans plus tôt, tandis que «Nabulio» se planquait à Calvi chez son parrain.

Letizia, deux de ses filles et le cardinal Fesch, son demi-frère, avaient dû fuir Ajaccio sous la menace des fidèles de Paoli, pour trouver refuge aux Milelli, retraite familiale lovée au coeur d'une oliveraie.

C'est aussi dans ce havre qu'en octobre 1799, à son retour d'Égypte, Napoléon fit escale en compagnie de deux de ses futurs maréchaux, Joachim Murat et le fidèle Jean Lannes. 

Longtemps délaissé, le domaine est sorti récemment de sa torpeur: on y produit un peu d'huile d'olive et le promeneur peut déambuler entre les essences, locales ou exotiques, d'un paisible arboretum.

Nul, paraît-il, n'est prophète en son pays: Ajaccio n'a jamais absous Napoléon de la rixe meurtrière déclenchée par ses volontaires corses à la sortie de la cathédrale, celle-là même où il fut baptisé et aurait tant aimé reposer.

Sur l'un des pilastres de l'édifice, on a d'ailleurs gravé en lettres d'or cette ultime volonté, jamais exaucée:

«Si on proscrit de Paris mon cadavre comme on a proscrit ma personne, je souhaite qu'on m'inhume auprès de mes ancêtres dans la cathédrale d'Ajaccio, en Corse.»

C'est dans un autre sanctuaire, à Notre-Dame de Paris, que le «consul à vie» sera sacré «empereur des Français» le 2 décembre 1804, à l'âge de 35 ans.

Quant au caveau de famille, il fut transféré dans la crypte d'une pompeuse chapelle, édifiée en 1857 sur ordre de Napoléon III; on y apprend qu'il fallut attendre près d'un siècle pour qu'y parviennent les cendres de Charles-Marie, le père, cédées par la ville de Saint-Leu-la-Forêt (Val-d'Oise).

La casa ajaccienne serait-elle envoûtée?

Saccagée par les paolistes, elle a, paraît-il, hébergé au temps de la tutelle anglaise un certain Hudson Lowe, futur geôlier, à Sainte-Hélène, de l'empereur déchu... 

Un autre sortilège, diffus, trouble d'emblée le regard que le Petit Caporal, cet «ogre corse» qu'exécrait Chateaubriand, porte sur son île.

Sans doute la juge-t-il trop étriquée pour la destinée que lui promettent les astres.

Paoli portait en sautoir son identité corse; le fils de Charles et de Letizia croit avant tout en son étoile, dût-elle briller loin d'Ajaccio pour mieux graviter dans la galaxie des titans.

À l'entrée de la citadelle de Bonifacio, la rue des Deux-Empereurs offre à cet égard un raccourci éloquent: au n° 4, la maison où Charles Quint séjourna en octobre 1541, au retour d'une expédition algéroise; en face, le n° 7, retraite du lieutenant-colonel Bonaparte quand il ébauchait, en 1793, la vaine équipée de Sardaigne.

À quoi tient le sort du monde?

Agressé entre chien et loup, dans une ruelle de la vieille ville, par une bordée de marins marseillais, le jeune officier ne doit alors son salut qu'à l'irruption providentielle de quelques passants. 

À la différence de Napoléon III, tant brocardé par Victor Hugo, Bonaparte a peu fait pour la Corse; et il le regrettera au soir de sa vie.

Point de chantier ambitieux, aucun programme d'équipement.

La mémoire peut être injuste.

Le désastre de Sedan (1870) et les anathèmes d'Hugo - qui vécut d'ailleurs deux années de sa prime enfance à Bastia, en face de la cathédrale Sainte-Marie - terniront à jamais l'image du neveu, tour à tour premier président de la République française, puis second empereur de la lignée; éclipsant les efforts déployés pour assainir les marais, éradiquer la malaria ou implanter à Toga un embryon de sidérurgie.

Bien des continentaux ignorent que l'on doit aussi à «Napoléon le Petit» le droit de grève et un texte intitulé L'Extinction du paupérisme

Si Bonaparte édifia sa légende au pont d'Arcole, au pied des Pyramides ou aux portes de Moscou, maints Corses moins illustres ont cherché gloire et fortune très loin de l'île natale.

Dès le XVIIIe, des pionniers cap-corsins accostent en Amérique et aux Antilles.

Dans leur sillage, d'autres feront souche en Asie, en Algérie, à Madagascar ou sur le littoral ouest-africain, aux avant-postes de l'aventure coloniale.

Durant l'entre-deux-guerres, la Corse aurait ainsi fourni près du quart des cadres civils et militaires envoyés outre-mer.

Tropisme tenace: sur le continent noir, le réseau d'influence d'un Charles Pasqua reposait pour l'essentiel sur une poignée de frères îliens, maîtres des casinos ou du PMU.

L'association Corsica Diaspora, fondée en 2004 et présidée par un certain Edmond Simeoni, jadis figure de proue du combat nationaliste, a pris ses quartiers dans l'enceinte du Palazzu Naziunale de Corte, la cité paoline.

Tandis qu'on apprenait dans les colonnes du quotidien Corse-Matin la naissance d'une Association des Corses de Chine, à la faveur d'un papier à l'attaque étonnamment lyrique: «Comme Ulysse, y lit-on, le Corse est un voyageur qui, aussi loin qu'il aille, songe toujours à revenir et pour qui toute terre est une île reflet de l'île première.»

Sait-on assez que des voyages organisés perpétuent tous les ans le lien entre le cap Corse et Porto Rico, ou que l' «île première» a fait don au Venezuela de deux présidents, dont un Lusinchi, originaire de Zicavo?

Dans son édition magazine, le même Corse-Matin livrait, fin mai, le récit du «pèlerinage des trois soeurs Farias», venues de Caracas humer l'air de la Castagniccia, terroir natal de leur arrière-grand-père, Gabriel Raffali.

L'aïeul, parti dès 13 ans rejoindre un frère aîné à Carupano, un port de la côte est, fit très vite son chemin dans le négoce du cacao.

En 1895, il siégeait ainsi au sein de la chambre de commerce locale, dont le président se nommait Luis Massiani et le trésorier, Francisco Santelli.

Depuis, le marché vénézuélien de la fève est resté entre de bonnes mains: celles des Prosperi et des Franceschi (2). 

Une ténacité saluée par le Daily Post.

Ce goût du large vient de loin.

On croisait jadis à la cour des potentats du Maghreb des Corses convertis, hommes et femmes.

Certes, beaucoup furent enlevés lors de razzias barbaresques et vendus comme esclaves.

Mais plus d'un sortira du rang, tel le fils du Sartenais Benedetto Orsini, qui accède en 1705 à la dignité de bey de Tunis, sous le nom de Mourat.

De même, le janissaire Pietro Paolo, devenu Hassan Corso, succède au dey d'Alger avant de périr supplicié sur ordre du sultan. 

A l'ombre de l'église de Zicavo - ici, on écrit Zicavu et l'on prononce Tsigavou - entre rosiers et herbes folles, une statue orgueilleuse a figé dans l'éternité du bronze le souvenir du général Jean-Charles Abbatucci, tué en 1796, à 26 ans, au siège de Huningue (Haut-Rhin).

Si la dynastie Abbatucci a donné à la France deux autres généraux, plusieurs députés et, sous Napoléon III, un garde des Sceaux, son fief ne s'est pas offert à elle sans combattre.

Sous la houlette d'un curé frondeur, Zicavo épouse ainsi en 1739 la cause du baron Frédéric de Neuhoff, venu ranimer le rêve d'indépendance de son oncle, Sa fugitive Majesté Théodore Ier.

Un mois durant, les gaillards du cru tiennent en respect le brutal marquis de Maillebois, appelé à la rescousse par les Génois.

Ténacité saluée à l'époque par le quotidien londonien Daily Post, sidéré par l'entêtement de cette «poignée de braves gens»...

À Zicavo, il suffit de s'attabler devant un civet de sanglier, un livre d'histoire à la main, pour qu'un convive vous prête un recueil d'études publié en 1985 par des enfants du pays.

L'homme, qui tient depuis son retour du continent l'épicerie-librairie voisine, a de la branche: c'est un Lusinchi, héritier d'une autre lignée zicavaise fameuse.

Avec ou contre la France?

La question a parfois déchiré ce bourg assoupi de 190 âmes, qui ne sort de sa torpeur qu'en saison.

Au sein même du clan Abbatucci, réputé francophile, on vit surgir quelques dissidents, tel Geo Pietro, condamné aux galères puis au bagne.

Et la cession à l'État, en 1979, d'un ancien couvent franciscain, siège depuis lors de la gendarmerie, a ravivé les rancoeurs.

Trois ans après, vous raconte-t-on, des charges de plastic ont ébranlé l'édifice, haut lieu des luttes ancestrales. 

Les longues listes de noms couchés aux flancs des monuments aux morts l'attestent: lors des deux hécatombes du XXe siècle, la Corse a sacrifié par milliers ses fils, y compris des pères de famille expédiés au casse-pipe.

Comme cette terre de maquis, premier fragment de France libéré, a mis sa haine de la sujétion au service de la rébellion antinazie.

 «À ceux qui ont donné leur vie pour une Corse libre et française».

On peut donc, n'en déplaise aux ultras, être l'un et l'autre... 

La hantise d'une invasion.

Le défi à la barbarie hitlérienne a laissé des traces dans les coeurs, dans la pierre et sur les stèles.

Voici, toujours à Ajaccio, au n° 1 de la rue du Cardinal-Fesch, la maison natale de Vincentella Perini, mieux connue sous le nom de Danielle Casanova, résistante inflexible assassinée à Auschwitz.

Voici les flots turquoise de la plage de Saleccia, ruban de sable blanc ourlé de pins d'Alep, où, les 1er et 2 juillet 1943, un silencieux ballet de canots pneumatiques livra aux francs-tireurs et partisans l'arsenal acheminé par le sous-marin Casabianca.

Lequel, au départ d'Alger, convoiera aussi vers Ajaccio et Calvi les commandos du 1er bataillon de choc des Forces françaises libres, fer de lance de l'opération Vésuve.

Voici enfin, sur l'esplanade de l'aéroport Bastia-Poretta, une plaque à la mémoire de l'ultime mission de reconnaissance d'Antoine de Saint-Exupéry, dont l'escadrille était basée non loin.

Un temps, on vécut ici dans la hantise d'une invasion des troupes de Benito Mussolini, prompt à tisonner l'irrédentisme insulaire, tant il rêvait d'annexer la Corse, Nice, la Savoie et la Tunisie.

Crainte attisée par Édouard Daladier, qui, en mai 1940, suggère de transiger avec l'Italie fasciste et qui sera écarté par le président du Conseil, Paul Reynaud, à la différence du péril tant redouté: le 11 novembre 1942, 30 000 soldats du Duce débarquent.

Mais leur intrusion hâte l'éclosion des mouvements de résistance, à commencer par le Front national de Jean Nicoli, tandis que le général Giraud confie au capitaine Colonna d'Istria le soin de coordonner la riposte. 

Il y eut donc le temps des FFI.

Puis vint celui des IFF, ces initiales barbouillées jusque dans l'enceinte de la citadelle de Corte.

En version originale: I Francese fora! (Les Français dehors!)

Une variante souhaite ça et là en termes identiques le même bien aux «Arabes». IAF.

Prurit marginal et récurrent: des slogans hostiles ont scandé jadis l'afflux massif de pieds-noirs rapatriés d'Algérie, alors gratifiés de privilèges jugés outranciers par les viticulteurs du cru. 

Ainsi vogue une île que ses fils aiment assez pour en défendre âprement l'identité, mais trop pour ne pas prétendre, parfois, en interdire l'accès aux intrus.

Quand il dépeint les fugues nocturnes de son enfance, couché au fond d'une barque inerte sur la jetée du port d'Ajaccio, Jean-Toussaint Desanti se fait l'écho d'une autre dualité, plus intime:

«Où suis-je né au juste, moi qui suis né en Corse? Je suis né à la fois en Corse et ailleurs, mais en des temps différents. [...] Ce fut, dans mon adolescence, l'ambivalence de cette terre: le désir était à la fois d'en partir et d'y demeurer.» 

Retour à l'accueil